Publié le 26 juin 2018 dans Les Echos.
Si 80 % des Européens ont désormais accès à internet, la fracture numérique est loin d’avoir disparu. Elle persiste à l’échelle mondiale : seul un habitant sur six accès à internet dans les pays les moins développés (Ethiopie, Mali,…) malgré la progression de l’internet mobile. En Europe, il reste une part importante de « mal connectés » et plus de 40% des Européens jugent les compétences numériques nulles ou faibles (de 70 % en Roumanie à 20% au Danemark). La fracture numérique s’est donc déplacée, avec d’un côté un grand nombre d’utilisateurs « passifs » limités aux usages ne nécessitant pas de grande compétence et de l’autre côté des utilisateurs « actifs », capable de mettre la technologie à leur service et prompts à en capter les opportunités.
Cette fracture fait peser une menace pour tous, car les pays en voie de développement marquent des réticences croissantes vis-à-vis de la libre circulation des données, de crainte de voir la valeur de ces données ponctionnées unilatéralement. Comme l’ont montré les débats de la Conférence des Nations Unies de juin auxquels j’ai eu l’honneur de contribuer, cette crainte est amplifiée par le fait que le mot « free » qualifie en anglais à la fois la libre circulation (free flow) et la gratuité de l’accès (free data) – alimentant la crainte que la libre circulation entraîne un « pillage numérique » des pays condamnés à céder leurs données gratuitement. Or ce « protectionnisme numérique » serait la pire des solutions, à l’inverse d’un modèle garantissant la libre circulation mais donnant à chacun les moyens de garder le contrôle de ses données (quelles données sont utilisées et quels sont les usages qui en seront fait) et de les apporter à la plateforme la plus attrayante (ce à quoi tend la réglementation Européenne).
Pour lutter contre la fracture numérique des pays moins développés, il faut également développer des infrastructures ou des compétences. Il faut également encourager le développement d’usages pertinents pour les pays concernés, qui offrent autant d’opportunités de développement des acteurs locaux. En effet les usages de ces pays – où l’énergie ou la nourriture sont plus coûteux que la main d’œuvre et les infrastructures moins développées – sont différents de ceux des pays développés – plus focalisés sur les coûts de main d’œuvre. Le paiement mobile est un bon exemple : utilisé par 64% des Indiens, 37% des Brésiliens, bien plus qu’en Europe où les autres systèmes de paiement sont plus développés. Les pays en développement ont donc des marchés énormes à saisir, pour peu que leurs propres réglementations ne les entravent pas.
Au sein des pays développés, les moyens dédiés à la formation et aux infrastructures sont plus importants. Mais les décideurs peinent encore à distinguer la différence entre utilisation « active » et utilisation « passive ». Ainsi a-t-on vu se multiplier des dons de tablettes (terminal passif par définition) ou des initiations à internet centrées sur l’utilisation mais négligeant le développement d’outils ou de contenus et avec peu de place donnée au développement d’applications ou de projets. De la même façon la mise en libre accès de Tensorflow en 2015, mettant à disposition de tous gratuitement les outils d’intelligence artificielle de Google, n’a suscité aucun frémissement dans les ministères. Car nous sommes généralement plus prompts à nous mobiliser sur des menaces – réelles ou supposées – que sur des opportunités.
Un autre facteur de fracture numérique tient aux lacunes en matière de design et d’« expérience client » des services publics, alors que ceux derniers doivent être ouverts à tous et veiller à ne pas exclure les « mals connectés ». Parcoursup est un bon exemple: sans nier la pertinence de l’objectif poursuivi, la plupart des parents pourront témoigner d’une expérience usager médiocre. La fracture numérique n’est donc pas une fatalité, mais à deux conditions. D’abord, des règles du jeu laissent aux individus comme aux entreprises suffisamment de contrôle sur leurs données et de capacité à être créateur, plutôt que simple utilisateur. Ensuite, en veillant à ce que les économies induites par le numérique ne se fassent pas aux détriments de l’accès des « mal connectés ».
Vincent Champain est cadre dirigeant et president de l’Observatoire du Long Terme, think tank dédié aux enjeux de long terme (https://longterme.org)