Paru dans les Echos le 21 juin
Les généraux de temps de paix excellent dans la diplomatie et savent diriger quand il s’agit d’utiliser leur supériorité par rapport à l’ennemi. A l’inverse, les généraux de temps de guerre réussissent des missions impossibles et trouvent les opportunités qui retournent une situation difficile. Les premiers, courtois et soucieux des convenances, se concentrent sur les grandes lignes, laissant leur organisation définir les plans d’action détaillés. Soucieux d’être dans le vrai, les seconds acceptent d’être moins consensuels ; ils sont présents au coeur des batailles à gagner et célèbrent les victoires avec leurs troupes. Sans appétit pour le consensus, ils savent que les opportunités naissent des contradictions exprimées puis résolues.
Il en va de même en entreprise : après avoir créé Apple, Steve Jobs en fut écarté par un ancien de Pepsi, John Sculley, qui développa l’entreprise lors du boom de la micro-informatique des années 1980. Il revient dix ans plus tard pour réinventer Apple et lui éviter la faillite. Comme le note « Forbes », les dirigeants sont adaptés aux périodes de paix ou aux temps de guerre, rarement aux deux. La littérature managériale traite majoritairement de méthodes de temps de paix, périodes auxquelles le succès repose sur la reproduction d’une méthode.
La même distinction vaut en matière économique. Durant les Trente Glorieuses, la France devait réaliser une « croissance d’expansion ». La diriger consistait à utiliser les atouts de notre pays en diffusant des recettes qui marchent (développement des réseaux d’infrastructure, élévation du niveau d’éducation, mise en place d’assurances sociales à couverture large…). C’était le temps des grandes stratégies et de la planification à la française.
Depuis, nous avons rejoint les meilleurs en richesse par heure travaillée et sommes entrés dans une « croissance contrainte », où l’enjeu n’est plus de rejoindre d’autres pays, mais au contraire trouver comment faire mieux qu’eux, tout en assurant emploi et solidarité. Il s’agit de nous donner les moyens de gagner des batailles économiques. De ne pas étouffer ceux qui sont capables de remporter ces batailles dans des visions trop décalées du réel – on pense aux enjeux du prix de l’énergie (compatibles avec une maîtrise des émissions de CO pourvu que les outils utilisés n’ignorent pas les réalités économiques). Ou aux promesses du « big data » (où nous avons des atouts, mais sommes handicapés par la multiplicité des cadres légaux européens). Ou encore aux emplois de service, insuffisamment valorisés alors qu’ils correspondent au profil de la majorité de ceux qui cherchent un emploi.
Vu d’un économiste de temps de paix, nous avons besoin d’une stratégie et d’un modèle dans lequel les entreprises inscriront mécaniquement leur développement. Un économiste de temps de guerre considérera, à l’inverse, qu’il faut laisser les acteurs économiques trouver comment mieux utiliser nos ressources – notamment 15 % de la population active sans emploi – en réduisant les barrières qui font consensus contre elles (part des prélèvements sur le travail, régulations limitant l’initiative économique, excès de centralisation, faiblesse du pilotage par la valeur des services publics…), et en cherchant les meilleures options pour les autres (régulations sociales, répartition des prélèvements…).
Si les tendances telles que le rattrapage des pays émergents ou le niveau de compétition économique mondial sont là pour durer, alors nos décideurs devront être davantage le profil du général de temps de guerre et rechercher la confrontation au réel plus que le consensus. Paradoxalement, cette confrontation réduira le stress du « mal français » : nous n’avons aucune raison de vivre moins bien demain qu’hier, de nous priver du potentiel de production des demandeurs d’emploi ou de ne pas profiter de toutes les innovations à venir. Et de ne pas célébrer ensemble de futures victoires économiques !