ParisTech Review – En abaissant les frontières commerciales, la mondialisation a modifié la taille des marchés et replacé au centre du jeu la question des facteurs de production – que ce soit le travail, avec des écarts de coûts considérables, ou les matières premières dont les cours jouent au yoyo. Ces perturbations modifient-elles radicalement la question de la compétitivité ?
Vincent Champain – La mondialisation a certainement remis cette question au centre du jeu, et elle en a radicalisé les conséquences : un déficit de compétitivité, aujourd’hui, ne pardonne plus, alors que pendant la majeure partie du XXe siècle nombre de firmes évoluaient dans un environnement beaucoup plus protecteur.
Pour autant, peut-on dire que l’équation a changé ? Aujourd’hui comme hier la question fondamentale pour une firme reste d’utiliser au mieux ses facteurs de production, pour maintenir ou développer sa compétitivité sur un marché donné. Ce qui a changé, c’est plutôt la dynamique des marchés.
Certains biens sont « commoditisés » et pour eux, la compétition se joue principalement sur les coûts et sur les effets d’échelle. Dans d’autres secteurs, la recherche du mieux-disant technologique a une importance primordiale : la capacité à innover y est centrale, et avec elle le capital immatériel dans toute sa diversité (de la marque à la R&D, en passant par un lien privilégié avec des écosystèmes innovants). Enfin, la révolution numérique offre à des entrepreneurs audacieux ou visionnaires la possibilité de créer un marché – ou de le réinventer.
Mais, sur le fond, l’enjeu est toujours pour une firme d’identifier, maintenir et développer un avantage compétitif. On observe ainsi, non pas un véritable changement des règles du jeu telles que les avaient dégagées Adam Smith ou David Ricardo, mais plutôt une accélération du rythme et une intensification de la concurrence – les erreurs de stratégie ou d’exécution coûtent beaucoup plus que ce n’était le cas auparavant.
Pendant un temps, la sous-traitance, la délocalisation et plus largement la segmentation des chaînes de valeur a été la réponse principale des grandes entreprises industrielles au défi de la compétitivité. Cette séquence est-elle terminée ?
Non, même si l’on parle aujourd’hui de relocalisation ce n’est guère qu’une autre façon, pour les multinationales, de reconfigurer la supply chain. Mais cette reconfiguration n’est assurément pas l’alpha et l’oméga de la quête de compétitivité, et elle s’exerce différemment d’un secteur à l’autre.
La segmentation de la supply chain doit se comprendre ainsi : on internalise les composantes d’un produit sur lesquelles on a ou on peut développer un avantage compétitif et on externalise le reste. Ceci appelle quelques précisions.
Tout d’abord, il ne faut pas imaginer que ce qui a vocation à être externalisé est forcément la fabrication. Prenons la vogue du « fab less », ou de la fameuse « entreprise sans usine ». Dans un secteur comme celui de la téléphonie cela peut avoir du sens : c’est la stratégie d’Apple, par exemple, car les composants informatiques dont vous avez besoin pour fabriquer un smartphone sont communs à beaucoup d’entreprises ; il est donc économiquement moins coûteux qu’ils soient réalisés et assemblés par quelques spécialistes qui fournissent des clients de différents secteurs. En revanche sur un marché comme celui des ailettes d’avions, c’est l’inverse : le composant est très spécifique, et vous ne pouvez donc pas espérer jouer sur les économies d’échelle : il y a moins de sens à éclater la chaîne de valeur.
Les évolutions technologiques peuvent d’ailleurs changer la donne. Prenez les objets connectés : l’intelligence des machines et le fait qu’elles aient des capteurs modifie le statut du producteur d’équipements : il ne s’agit plus simplement de métallurgie, mais aussi de technologie à haute valeur ajoutée. Ces technologies de « l’Internet industriel » deviennent si importantes qu’un industriel a tout intérêt à les maîtriser – notamment via des partenariats s’il s’agit de technologies transverses à plusieurs industries.
Mais précisément, la haute technicité peut obliger à recourir à un sous-traitant spécialisé : l’industriel n’est-il pas condamné à « lâcher prise » sur certains maillons cruciaux de la chaîne de valeur ?
Si bien sûr, c’est par définition l’objet d’une stratégie industrielle que de définir ce que l’on veut produire, à qui on veut le vendre, sur quelles composantes on peut avoir une chance de dégager un avantage compétitif et sur lesquelles d’autres les réaliseront mieux que vous.
Un exemple classique est l’automobile où les constructeurs gardent généralement l’assemblage ou les moteurs, mais où de grands équipementiers gèrent, dans la chaîne de valeur, des maillons à haute valeur ajoutée.
C’est pourquoi, dans bien des cas, la relation d’un industriel avec ses sous-traitants n’est pas tant celle d’un « donneur d’ordres » que celle d’un partenaire technologique. Plusieurs raisons à cela. Tout d’abord l’évolution des systèmes d’information fait que ce dialogue est de plus en plus facilité. Ensuite et surtout, c’est une question d’efficacité : plus on s’approche de la frontière d’efficience, plus on a besoin de créativité sur chaque composante ainsi que sur la façon dont elles vont s’intégrer entre elles.
C’est un point d’économie industrielle classique, mais il est rendu encore plus crucial du fait des accélérations technologiques et de la compétition grandissante. La culture dulean qui domine aujourd’hui amène par exemple à un fonctionnement plus participatif. On l’observe notamment chez GE, Motorola, ou Toyota, et c’est lié au niveau de maturité des produits et de la concurrence.
La capacité à animer un réseau de sous-traitants, à faire vivre un écosystème et non pas à l’écraser, est aujourd’hui un facteur de compétitivité. Cette capacité ne va pas de soi.
On voit dans ce contexte beaucoup d’industriels évoluer vers les services. Est-ce une tendance pérenne ou une mode ?
Les services à l’industrie sont aujourd’hui un secteur en pleine expansion, à la fois pour des raisons technologiques (gérer des processus de plus en plus complexes) et pour des raisons économiques. Les industriels subissent des contraintes de plus en plus fortes sur leurs coûts, soit du fait de la concurrence soit du fait des exigences de rentabilités posées par leurs actionnaires. Ils attendent donc de plus en plus de performance de leurs équipements, ce qui ouvre un marché de plus en plus large pour des services de « productivité des actifs », qui aident à tirer la plus grande efficacité possible de leurs équipements. Les industriels donneurs d’ordres cherchent de plus en plus à négocier un coût total d’utilisation. Cela amène les fournisseurs à leur vendre non plus seulement un bien, mais un ensemble de services associés à ce bien – et à s’engager également sur un niveau de performance ou de service. Michelin vend ainsi aux avionneurs non pas des trains de pneus, mais un service calculé en nombre d’atterrissages.
L’extension de la chaîne de valeur amène un nombre croissant d’industriels à enrichir leurs produits avec une offre de service. Un exemple emblématique, ici, est Dassault Systèmes : à l’origine, il s’agit d’une simple filiale d’ingénierie de Dassault, chargé de développer les logiciels utilisés par l’avionneur pour concevoir ses avions. Dassault Systèmes a d’abord élaboré un logiciel de CAO qui permettait de faire de la maquette en 3D ; la nécessité d’intégrer les sous-traitants au travail de conception a amené l’entreprise à raffiner son produit, et à le vendre. Aujourd’hui, Dassault Systèmes est le leader mondial dans les logiciels de conception en 3D, de maquette numérique 3D et de solutions pour la gestion du cycle de vie d’un produit. Et cette pure entreprise de services est l’un des fleurons du groupe Dassault, qui il y a trente ans était un industriel « pur et dur ».
Ce type d’évolution incite à revisiter les visions toutes faites de la compétitivité industrielle. En particulier, l’une des façons de repousser le spectre de la désindustrialisation est d’assurer que l’industrie puisse participer à ce développement des services à haute valeur ajoutée, qui permettent de conserver des implantations dans les pays à hauts salaires.
On peut se poser la question, dans ce contexte, de la politique industrielle.Les transformations structurelles que vous décrivez ne rendent-elles pas plus difficile encore que par le passé la définition de politiques de soutien à la compétitivité ?
Plus difficile, sans conteste, mais parce que cela ouvre aussi des pistes nouvelles, notamment dans les services.
Tout d’abord il ne serait pas raisonnable de rejeter totalement l’approche classique, qui consiste à optimiser la productivité globale des facteurs, c’est-à-dire la capacité d’une économie à mieux combiner les mêmes quantités de capital et de travail. Cette voie offre encore des marges de progrès : on peut par exemple chercher dans ce cadre à améliorer les facteurs de production, en évitant de décrocher par rapport aux pays concurrents sur une série d’indicateurs comme le coût de l’énergie (déterminant pour certains secteurs comme la chimie), celui du travail, celui du capital, mais aussi la qualité des infrastructures, la qualité de la recherche, celle de la formation… Il n’y a rien de neuf, mais les progrès possibles sont considérables : aucun pays aujourd’hui n’excelle dans tous ces domaines à la fois.
Mais garantir un bon environnement ne suffit pas. On doit aussi adopter une approche « économique », en assumant franchement une spécialisation dans les domaines dans lesquels un pays a des chances de gagner le jeu mondial, et en facilitant le redéploiement des ressources vers ces secteurs tout en cherchant à renforcer le tissu d’entreprises associées à cette spécialisation. Une erreur fréquente consiste à privilégier les secteurs protégés de la concurrence internationale. Mais pour être compétitif, il faut au contraire développer les secteurs exposés, et s’ouvrir à la concurrence internationale.
Cela ne peut pas, pour autant, se faire à l’aveugle, et il est essentiel ici d’avoir suffisamment conscience de ses avantages comparatifs – existants ou potentiels – afin de les conserver, de les renforcer et de les valoriser au mieux sur des marchés aussi larges que possible.
Pouvez-vous nous donner des exemples ?
Oui, et j’en prendrai deux qui sont très différents. J’ai une expérience directe du premier, chez GE : ce sont les turbines à gaz. La nouvelle génération de grandes turbines, que nous appelons « FlexEfficency », a été conçue et développée à Belfort et le seul centre de production, au plan mondial, sera Belfort. Pourquoi l’Europe, pourquoi la France ? C’est précisément une question de compétitivité : cette production est très capitalistique (capital intensive), elle requiert des savoir-faire de haut niveau, et en combinant ces deux facteurs le site français était très compétitif. Autour de ce type d’activité peuvent se développer des filières de classe mondiale. Cela suggère, à tout le moins, que les débats français sur la « désindustrialisation » sont souvent trop généraux : certains secteurs sont en perte de vitesse, d’autres restent très profitables, d’autres enfin se développent. Chaque pays a ses atouts !
C’est précisément l’enjeu de mon deuxième exemple, qui fait la boucle avec les services à l’industrie que nous évoquions au début de cet entretien : le Big Data. Restons en Europe : quelles sont les chances des acteurs européens, sur quels avantages compétitifs peuvent-ils s’appuyer ? Pour le comprendre on peut s’inspirer de ce qui s’est passé dans deux secteurs adjacents, la téléphonie mobile et les moteurs de recherche. Dans le domaine de la téléphonie mobile, l’Europe a su faire de sa norme GSM un avantage compétitif, qui a permis de développer des champions mondiaux s’appuyant sur un marché très large.
À l’inverse, si vous prenez l’exemple des moteurs de recherche, l’Europe a souffert de sa diversité, plus précisément de la diversité des langues utilisées – aucun pays ne représentant plus de quelques dizaines de millions de personnes parlant la même langue. Les moteurs de recherche américains, au contraire, ont pu s’adresser avec le même produit à des centaines de millions d’utilisateurs parlant la même langue, aux Etats-Unis et ailleurs dans le monde.
Le Big Data nous renvoie à la même situation : les entreprises européennes sont prises dans un patchwork de lois différentes, qui de surcroît ont été conçues dans une vision traditionnelle de collecte, de stockage et d’utilisation qui n’est guère transposable aux données massives, sauf à asphyxier la compétitivité des activités de ce type localisées en Europe. C’est pour les acteurs européens un double handicap, sauf à s’affranchir dès le départ de leur marché d’origine – mais quelles sont les entreprises capables de ce saut de géant ?
Pour donner ses chances au Big Data européen, il ne suffit pas, comme le font très bien les Français, de former des matheux et des informaticiens : il faut mener un travail politique et juridique considérable pour définir un cadre qui soit à la fois protecteur des libertés individuelles et favorable au développement économique, tout en profitant des atouts offerts par la technologie pour maintenir – et même souvent renforcer – ce niveau de protection.
C’est un enjeu capital : car l’efficacité et la vitesse avec lesquelles les Européens pourront définir ce cadre déterminera leur capacité à développer des champions, ou à attirer des centres de recherche de groupes mondiaux. Dans le cas inverse, ces développements se feront ailleurs, et l’Europe sera triplement perdante : nous perdrons des emplois à valeur ajoutée, nous passerons à côté de l’essentiel des bénéfices économiques et nous n’aurons aucune prise sur les standards de protection de données qui nous seront imposés de l’extérieur. Nous parlions de politique industrielle : nous sommes au cœur du sujet.