Il y a vingt ans, Tim Berners-Lee rêvait d’un Web sémantique où les machines navigueraient aux côtés des humains. Cette vision, restée largement théorique, trouve aujourd’hui une réalisation inattendue avec l’émergence des intelligences artificielles génératives. Et cette révolution silencieuse transforme notre rapport à l’information d’une manière que son inventeur n’avait sans doute pas anticipée. Une révolution qui tisse ensemble trois brins d’IA : les moteurs de réponse, les contenus qu’elles génèrent et leur web exclusif.
Les moteurs et leur fuel écono-clics
Les moteurs de recherche traditionnels cèdent progressivement la place aux « moteurs de réponses » : Perplexity, Google enrichi de Gemini, ou Bing avec ses synthèses automatiques nous dispensent désormais de visiter les sites sources.
Pourquoi nous proposer une liste de liens quand nous n’allons jamais plus loin que les trois premiers ? Pourquoi consulter un article complet quand l’IA nous livre directement la réponse condensée ?
Cette facilité fascinante cache pourtant un mécanisme économique pervers. Moins de clics vers les sites originaux signifie moins de revenus publicitaires pour leurs créateurs. Les médias, les blogs spécialisés et les sites de référence voient leur modèle économique s’éroder. L’incitation à produire du contenu original diminue proportionnellement au détournement du trafic vers les interfaces conversationnelles.
Les contenus générés (intégralement)
Parallèlement, le Web se remplit de contenus générés par l’IA elle-même. Ces textes, produits à une vitesse industrielle, présentent souvent une qualité moyenne et standardisée. Ils diluent progressivement les contenus originaux dans un océan d’informations génériques. Nous assistons à une forme de nivellement par le bas, où l’exception et l’expertise cèdent la place à une moyenne qui converge vers zéro.
Il ne s’agit pas de fustiger les contenus produits par des humains avec une assistance IA (cette dernière aide à produire des contenus, plus fluides, plus lisibles, adaptés à l’audience visée, dépourvus de fautes).
Cette tendance menace là encore les incitations économiques à produire du contenu original. Pourquoi continuer à créer si une IA peut le produire instantanément, à coût quasi nul ? Nous sommes confrontés à un problème classique d’économie dite du « passager clandestin », où chacun profite d’un web très peuplé (pas nécessairement intelligent) sans vouloir en assumer les coûts de la production de contenu originaux. À long terme, cette logique pourrait assécher l’innovation même qui nourrit notre espace numérique, tout comme, historiquement, l’absence de protection intellectuelle aurait pu freiner les grandes avancées technologiques.
Dualité et exclusivité
Ajoutons que se dessine clairement une dualité croissante du web. D’un côté, une interface enrichie pour les humains mais de plus en plus pauvre en contenu original ; de l’autre, un web strictement réservé aux échanges entre machines. Ces dernières pourraient même totalement s’affranchir des interfaces humaines, utilisant directement des protocoles simplifiés et efficaces (plusieurs initiatives, dont la dernière en date, NLWeb, portée par Microsoft). Ironiquement, NLWeb signifie Natural Language Web – or il s’agit de créer un écosystème machine-to-machine (API dédiées aux agents intelligents, protocoles d’échange optimisés, contenus structurés pour les algorithmes).
Le danger n’est pas immédiat mais structurel. Dans dix ans, il sera long et difficile de revenir en arrière. Les compétences éditoriales se seront érodées, les modèles économiques auront disparu, les audiences se seront habituées aux synthèses automatiques. L’IA aura alors achevé de tarir les sources dont elle se nourrissait initialement. Et peut-être de tarir notre réflexion ?
Face à cette évolution, il devient urgent de réfléchir sérieusement aux moyens de préserver l’intérêt économique et créatif du web humain tout en encadrant cette dualité émergente. Sans correction de trajectoire, nous risquons de nous retrouver avec un Web techniquement plus efficace mais intellectuellement plus pauvre. Un paradoxe qui mériterait de retenir davantage notre attention collective.
Charles-Antoine Poirier