Quel est le réel risque d’uberisation pour l’économie ? Estimation à partir de données fines sur l’emploi en France.

Pas un jour sans qu’on prédise
des pertes massives d’emploi liée à « l’uberisation ». Pourtant, les
statisticiens peinent à lire ce phénomène en dehors d’un nombre limité de
secteurs (transport avec chauffeur, location d’appartements…), et les études sectorielles
présentent une histoire très différente. Dans l’industrie[1], elles montrent plutôt des
évolutions incrémentales et l’adaptation de la production à de nouvelles technologies
– « impression 3D », digitalisation des processus liée à la baisse du
prix des capteurs et du traitement de l’information ou  recomposition de la chaîne de valeur avec
l’apparition d’entreprises « fabless » (quelques dizaines de personnes
peuvent créer un leader mondial[2] du microprocesseur).
La question n’est donc pas de
brandir une menace digitale comme le font certains gourous et quelques
consultants, mais de définir la forme de cette menace. Or dans bien des
cas, elle viendra davantage d’un concurrent plus apte à tirer parti du digital
que d’un géant de l’internet ou d’un clone d’Uber surgi de nulle part. Il y a
donc un risque à investir trop pour contrer une überisation théorique, mais pas
assez pour renforcer sa compétitivité et beaucoup de commentateurs n’aident pas
à y voir plus clair. Ce risque de « mal investissement » nourri par des
extrapolations hasardeuses et des récits inspirant l’optimisme aux
investisseurs et la crainte aux entreprises est précisément la définition d’une
bulle[3].
Or tous les secteurs ne sont pas touchés
de la même façon. Dans le transport, Uber bouleverse la fonction «
d’interaction » (mise en relation clients-taxis), pas la
« production » (conduire une voiture) – plus concernée par la
robotisation – ni la conception – concurrencée par l’intelligence artificielle.
Les trois activités étant complémentaires, la réduction du coût de la première stimulera
la croissance de la seconde. Actionnaires de G7 ou propriétaires de plaques de
taxis peuvent s’inquiéter de l’überisation, mais l’emploi de chauffeur est peu
menacé. Certains le nient en évoquant les taxis sans chauffeurs, mais c’est un
phénomène de robotisation qui n’existe encore nulle part, sans lien avec le
développement de plateformes de mise en relation.
Afin d’estimer l’impact de
l’uberisation, nous avons décomposé[4] l’emploi en France en 88
secteurs (commerce de détail, métallurgie, édition, construction de bâtiments…)
et par nature de fonction (production, interaction/rangement/secrétariat,
conception/management). En effet, les activités de  « production »
et de « conception » peuvent, et ont été touchées par des gains
de productivité (utilisation de machines puis de robots pour la production, et développement de l’intelligence artificielle ou du crowdfunding pour les activités de conception). Mais elles sont peu concernées par l’Uberisation – à l’inverse des
activités « d’interaction », dont certaines pouvent être remplacées à 100%. Cette
analyse a été complétée d’avis d’experts sectoriels, et nous avons également tenu
compte de la dynamique de la demande : ainsi les services de santé vont se
digitaliser, mais la croissance à long terme du besoin est telle que l’effet
positif sur le volume ou la qualité des services compensera probablement sur le
risque de baisse de l’emploi.
Positionnement des principaux secteurs de l’économie française selon la nature des emplois

Ce modèle estime  l’emploi « uberisable » à moyen
terme à 14 % de l’emploi total. Il s’agit d’un ordre de grandeur, mais il est
infiniment plus précis que les discours estimant  cette part  à 100% sans analyse sérieuse. Il quantifie une
réalité : le sujet est réel mais des millions d’emplois « productifs »
(maçons, collecte des déchets, ménage…) sont peu touchés. Les emplois
« d’interaction  » (commerciaux, centres d’appel…) seront en revanche
moins nombreux du fait de l’utilisation d’outils numériques
« court-circuitant ». Mais ils sont loin de représenter la totalité des
emplois.

L’étude fait aussi apparaître des
secteurs gagnants. Les producteurs agricoles subissent déjà le niveau maximum
de pression concurrentielle du fait des centrales d’achat : un Uber des
fruits et légumes (qui livrerait les clients en direct) peut difficilement réduire
plus leurs marges. Par contre il leur permettrait de valoriser la qualité et de
gagner des parts de marché en satisfaisant les amateurs de légumes qui ont un
goût. Par ailleurs, comme indiqué plus haut, une baisse du coût de
l’interaction induira une hausse de la demande pour la production. Enfin, l’économie
française n’est pas inerte : alors que nos 14% sont un total à moyen
terme, 15% des emplois sont détruits chaque année et il s’en crée à
peu près autant, pour des raisons tenant aux évolutions de la technologie
(digital, énergie renouvelable,…), de la compétitivité (taux de change, savoir-faire…)
ou de la consommation (plus de boutiques de e-cigarettes et moins de téléphonie
mobile).Uber (14 % de l’emploi à terme) est peu de choses face à  Schumpeter (15 % de l’emploi par an) !
Certes, il n’y a aucun doute sur
le fait que la digitalisation réduira le nombre de certains emplois et en aboutira
à en créer d’autres. Comme pour toutes les vagues technologiques, la clef sera
la capacité à intégrer ces technologies là où elles sont utiles. Et pour cela,
il est préférable de fonder sa stratégie numérique…  sur des nombres plutôt que sur des concepts à
la mode !
Vincent Champain, cadre dirigeant
et Frédéric Benqué, investment partner à NextWorld pour l’Observatoire du Long
Terme (https://longterme.org)


[1]
https://hbr.org/sponsored/2015/06/big-data-and-big-oil-ges-systems-and-sensors-drive-efficiencies-for-bp
[2]
Voir Espressif, exemple 5 dans l’article suivant : http://www.techradar.com/news/internet/a-guide-to-the-internet-of-things-1299047
[3]
Définition du professeur Robert Schiller, expert des phénomènes de bulle. Cf. « Rising Anxiety That
Stocks Are Overpriced », New York Times, 27/8/2015.
[4]
Enquête emploi 2013, Données Insee


À propos

Dédié à l'analyse des questions économiques, sociales et environnementales de long terme, L'Observatoire du Long Terme se fixe pour objectif de donner davantage de visibilité à ces enjeux dans le débat public. Dans ce contexte, il donne la parole à des contributeurs variés, avec pour seul critère le caractère étayé des arguments présentés.

L'Observatoire est indépendant, ne reçoit aucune aide financière et repose sur le volontariat de ses contributeurs, de son bureau, présidé par Vincent Champain et Bruno Fuchs.

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