Publié dans l’Opinion
Pour amplifier la contribution du numérique à notre croissance, nous devons agir sur cinq leviers : la recherche (créer les technologies de demain), la production de solutions (concevoir logiciels, équipements et services associés), l’utilisation de ces solutions par les activités existantes (tels que la commande de repas à emporter) et l’invention de nouvelles activités (par exemple, les cagnottes en ligne).
Sur la recherche, la course aux vaccins nous a cruellement rappelé une réalité répétée depuis longtemps par les classements internationaux : il y a un écart croissant entre les systèmes américains, anglais, chinois, allemands ou indiens (qui ont tous lancé un vaccin) et les autres, dont le système français. La prix Nobel Emmanuelle Charpentier n’a pas dit autre chose en expliquant pourquoi elle a du réaliser ses recherches hors de France. Cette situation se retrouve dans le numérique : la fierté que Yann Le Cun et beaucoup d’autres, soient français ne peut faire oublier les raisons qui leur font choisir de réaliser leurs travaux hors de France. Faire qu’il en soit autrement appelle à des réformes de structure significatives et prendra du temps.
Dans le secteur numérique, la France dispose déjà de multinationales dans les solutions (Dassault Systèmes) ou les services (Atos ou Cap). Mais la plus récente de ces entreprises a été créée il y a 40 ans et nous n’avons pas su développer des champions mondiaux issus des vagues d’innovations qui ont suivi (le web, puis le cloud). Ce constat, qui n’est pas propre à la France, renvoie à plusieurs faiblesses : un marché Européen imparfaitement unifié et marqué par des langues différentes, une capacité encore insuffisante à envisager une ambition mondiale dès les premiers financements d’une entreprise, ainsi qu’une politique de l’innovation encore trop orientée vers l’appui aux grands projets des entreprises en place. Enfin, les décideurs publics peinent parfois à se saisir d’enjeux techniques qui nécessitent une expertise et vision dépassant le contour d’un mandat public ou qui imposent tantôt de faire des choix, et tantôt de laisser le jeu du marché les faire.
Pour que les entreprises hors du secteur numérique bénéficient de ces technologies, il faut qu’elles soient aussi accessibles que possible. En dehors des domaines soumis à des contraintes de souveraineté, il n’est pas nécessaire que tous les outils soient eux-mêmes français ou européens. Au contraire : dans les technologies pour lesquelles il sera très difficile pour une offre européenne de dépasser les géants mondiaux, l’action publique doit assurer une concurrence aussi forte que possible entre ces géants étrangers – notamment dans les offres cloud – plutôt que, par exemple, annoncer des « deals » avec l’un ou l’autre qui auront l’effet inverse. En outre, le niveau de connaissance numérique joue un rôle clef dans la diffusion de ces technologies. En France, il ne dépasse pas la moyenne Européenne. Et si nos écoles d’ingénieurs atteignent un bon niveau théorique, les formations pratiques restent sous-valorisées dans notre système – contrairement à l’Allemagne par exemple. Des travaux récents montrent par ailleurs que le type de management a un impact sur la capacité à transformer l’accès aux outils numériques en productivité. Par exemple, les méthodes managériales peu hiérarchiques ou prescriptives, mais associant clairement des objectifs précis à des incitations explicites, contribuent à l’adoption des technologies de pointe les plus prometteuses. Enfin, le niveau des infrastructures et leur capacité à accompagner les technologies les plus modernes est un facteur important de diffusion de ces technologies. A cet égard, les retards pris sur la 5G handicaperont notre croissance future, alors que la France est déjà en retard en matière d’accès haut débit. Or, faire de la France un champion de l’utilisation du digital au service de la productivité apportera un double bénéfice. D’abord, plus de productivité. Ensuite, plus rapide sera l’adoption de nouveaux outils, plus des outils nouveaux pourront facilement voir le jour chez nous.
En matière d’invention de nouvelles activités reposant sur des modèles innovants, la France a progressé : création d’entreprises, fiscalité plus proche de celles des autres pays avancés ou évolution de notre culture faisant que l’entrepreneuriat est désormais valorisé par les employeurs. Mais nous n’avons pas achevé la réflexion sur les freins à la prise de risques ou sur les mécanismes de partage de ces risques et leur financement : au-delà de la phase de la startup, de nombreuses entreprises innovantes vont financer leur croissance ailleurs. En outre, la réglementation des marchés des biens et services bloque encore certaines innovations et augmente le cout de la prise de risque. Il faut moins de barrières anticoncurrentielles ou de normes et plus de souplesse négociée sur le marché du travail. En Europe, la diversité des normes qui subsistent dans certains secteurs rendent la création d’un service comme Doctolib infiniment plus complexe qu’en Chine ou aux Etats-Unis. Par ailleurs, nous avons du mal à associer les forces du privé et du public d’une façon aussi rapide et non dogmatique qu’ont pu le faire les Etats-Unis dans l’opération Warp Speed, destinée à produire puis à distribuer le vaccin contre la Covid. Enfin, la capacité des Etats Européens à digitaliser leur propre activité reste variable – de l’Estonie qui propose une citoyenneté numérique, jusqu’aux pays qui continuent de créer des formulaires papier.
Malgré la taille atteinte par les géants mondiaux du secteur, les bénéfices économiques du numérique sont encore largement devant nous. De la recherche à la diffusion des technologies dans les secteurs traditionnels, il reste énormément de verrous à lever. Ne pas le faire nous exposerait à terme à un déclassement douloureux vis-à-vis des pays plus volontaires, et à des difficultés accrues pour combler des déséquilibres que la crise de la Covid n’a fait qu’amplifier.
Gilbert Cette est professeur d’économie à l’Université d’Aix-Marseille
Vincent Champain est cadre dirigeant et président de l’Observatoire du Long Terme