Publié dans Les Echos le 24 novembre.
Les rues du sud de Manhattan – étroites, irrégulières, aux noms imprévisibles et qui se coupent avec des angles tous différents – offrent un contraste flagrant avec le reste de New York, quadrillé par des rues (de la première à la deux-cent-vingtième) et des avenues (de la première à la douzième) larges et qui se coupent à angle droit. L’explication est historique : il n’y avait pas de planification urbaine au début du XVIIe siècle lorsque New York a commencé à servir de comptoir aux Hollandais. Les rues ont suivi les chemins empruntés par les habitants ou ont été ajoutées au gré des besoins sans vision d’ensemble. Les déplacements y sont plus difficiles (notamment pour les visiteurs étrangers), les travaux publics plus compliqués à planifier et la croissance de la ville plus difficile à organiser. Le sud de Manhattan a été conçu par des plombiers (qui ont répondu aux besoins du moment) alors que le reste de New York a été pensé par des architectes (inspirés par une vision de long terme des besoins de déplacement, et un souci de simplicité et efficacité d’ensemble).
Il en va de même des systèmes administratifs. Certains sont conçus pour optimiser le temps des usagers au prix d’un effort supplémentaire d’architecture. D’autres minimisent l’effort des producteurs de règles en accumulant des formalités et des textes sans cohérence, tel un plombier courant d’une fuite à l’autre. Singapour domine la première catégorie en adoptant une approche d’ingénieur, qui vise à concevoir et piloter les politiques publiques dans le sens de l’efficacité pour les usagers. Tout nouveau texte doit prouver un bénéfice suffisant, et les textes existants font l’objet de revues d’efficacité régulières qui visent à optimiser la réglementation et à la supprimer quand elle cesse d’être nécessaire. Des règles d’architecture fonctionnelle sont imposées pour optimiser l’efficacité pour les usagers des textes et des procédures. Il s’agit notamment de standards de données communs, de la généralisation de formulaires pré-remplis (d’autant plus faciles qu’ils reposent sur des données standards) ou le recours imposé à des composants logiciels communs (par exemple pour le paiement ou le recueil d’information). L’agence en charge de la numérisation a un rôle clef d’architecte en chef et s’appuie sur des architectes fonctionnels dans chaque ministère chargé d’appliquer les standards. Le numérique est en effet souvent un facteur de simplification ou d’harmonisation des processus : c’est au moment de numériser les procédures que l’on prend conscience du coût d’une diversité excessive de ces procédures ou des informations ou documents qu’elles demandent. Avant la numérisation c’est le client (ou l’usager) qui porte cette complexité. En numérisant, le coût de cette diversité apparait, ainsi que le gain à harmoniser des processus divergents d’un service à l’autre.
En France, entreprises et usagers se voient imposer une « taxe temps » de complexité administrative parmi les plus élevées d’Europe – l’Observatoire du Long Terme l’estime à 6 points de PIB (170 milliards d’euros). Les initiatives de simplification engagées par le passé ont souvent été ponctuelles, qu’il s’agisse des revues de simplification (généralement associées à des nouveaux textes échappant à ces revues) ou de la refonte de codes (mais dont le passage au parlement recrée par le jeu des amendements une partie de la complexité réduite).
Deux voies permettraient de donner plus d’ampleur à une telle démarche et l’inscrire dans la durée. La première consisterait à restructurer la production administrative en introduisant des principes d’architecture inspirée de l’urbanisation informatique et une approche par processus usager (plutôt que par administration), comme l’a fait Singapour. La seconde consisterait à évaluer la « taxe temps » et lui fixer une cible (par exemple, moins 50 milliards). Cela peut commencer avec des moyens limités – par exemple une estimation par sondage du temps passé sur les 100 formalités principales. Un outil collaboratif, le « normoscope », peut permettre par ailleurs aux usagers de partager les défauts des procédures auxquelles ils sont soumis. A l’heure où les moyens des Français sont plus contraints que jamais, il est nécessaire de les libérer de tous les poids qui ne contribuent pas utilement à leur qualité de vie. En matière de complexité administrative, cela passe par plus d’architecture et moins de plomberie.
Vincent Champain est dirigeant d’entreprise et président de l’Observatoire du Long Terme