Publié dans Les Echos.
Le traité de Rome a été fondé sur une conviction partagée en 1957 par tous les Etats Européens : le progrès économique et social serait favorisé par la concurrence et l’élimination des barrières à la circulation des biens et services. A cette époque, la Chine n’était pas un marché mais un pays « à bas coût du travail » au sein d’un ordre mondial rassurant dans lequel la croissance de notre pouvoir d’achat était alimentée par la faiblesse de leur coût du travail. Les domaines stratégiques (énergie, aviation, équipements de télécommunications) étaient couverts par de puissants champions (Alcatel-Alstom, Siemens, Nokia,..) forts sur leurs marchés nationaux, entre lesquels la concurrence était essentiellement une concurrence entre entreprises européennes, américaines voir japonaises.
« Pays à bas coût » n’est plus le bon terme pour qualifier la Chine : ses exportations en produits de haute technologie représentaient moins de 15% de celles de la France en 1992, 71 % en 2000, 407% en 2010 et 511 % en 2017. Pour nos industries de pointe, la concurrence s’est déplacée de l’Ouest vers l’Est, comme Alcatel en a fait les frais.
Une autre rupture est intervenue au milieu des années 90. Jusqu’alors, les pays en développement se caractérisaient par une croissance plus forte, mais un produit intérieur brut beaucoup plus faible : au total, le produit des deux (c’est à dire l’augmentation de leur richesse et de leur marché intérieur) restait inférieur à celui de la France. En 1996, la production annuelle chinoise a atteint la moitié (800 milliards) de la production française, avec une croissance dépassant le double du niveau français : depuis cette date le marché Chinois ne cesse de grandir en montant absolu fortement que le marché français.
La troisième rupture est plus récente : en 2016, pour la première fois, la Chine a été le pays qui a produit le plus d’articles scientifiques (426.000), devant les Etats-Unis (409.000) et l’Inde (110.300). La France arrive en 7e position à égalité avec l’Italie. Comme souvent avec les chiffres qui ne nous font pas plaisir, certains voudront croire que la Chine vise le volume, alors que cette préoccupation est étrangère à notre recherche. Les succès enregistrés par la Chine des technologies pointues (5G, drones, intelligence artificielle,…) montrent que leur capacité à valoriser leur recherche et à en tirer des applications commerciales n’a rien à envier à la notre – bien au contraire.
Ces trois évolutions modifient la nature de la concurrence mondiale, et le type d’outils dont nous avons besoin pour la réguler. Les gagnants de la libre circulation et de la concurrence pure et parfaite ont changé de camp : il y a 25 ans, les pays émergents défendaient leurs industries naissantes face aux géants occidentaux. Notre dominance technologique nous plaçait en position de force dans les échanges : nous savions faire (certes pour plus cher) ce qu’ils faisaient, mais ils ne maitrisaient pas nos technologies. La situation s’inverse, comme le montre le chassé croisé entre la Chine, qui prend de plus en plus de positions favorables au libre échange, et les Etats-Unis, qui évoluent désormais en sens inverse. Dans « l’industrie avancée » – celle qui reste accessible aux pays à coûts élevés – nous sommes passés d’un monde où le marché et les concurrents étaient dans des pays comparables au notre (Europe ou Etats-Unis), à un monde où il faut aller chercher la croissance à l’étranger, face à des concurrents locaux faiblement régulés à domicile.
L’actualité récente nous le rappelle durement, le cadre d’analyse du passé ne suffit plus pour concilier les objectifs de la régulation de la concurrence à domicile – qui cherche à modérer les prix pour les Européens – avec les impératifs de la compétition mondiale – pour laquelle nos entreprises ont besoin d’une taille critique et une capacité d’investissement difficiles à atteindre sans une base forte en Europe. Espérons que le rejet du rapprochement entre Alstom et Siemens nous permette au moins d’ouvrir sérieusement cette réflexion.