jeudi, novembre 21, 2024

Intelligence artificielle contre intelligence naturelle : en finir avec les mirages !

Publié dans les Echos.

L’intelligence artificielle suscite nombre de prophéties déconnectées de la
réalité technologique. Une partie de ces envolées prend des termes techniques au
pied de la lettre, sans compréhension de leur réelle signification. Il y aurait
moins de fantasmes si on avait parlé de « classification automatique de
motifs complexes » plutôt que d’« intelligence artificielle ». Le
terme de « réseau de neurones » laisse imaginer un cerveau numérique,
alors que la réalité est celle de « matrices de convolutions », des
calculs itératifs intensifs menés sur de gigantesques matrices numériques. A l’inverse
des technologies puissantes mais aux noms moins évocateurs[1]
(programmation génétique, forêts aléatoires ou « gradient boosté »)
soulèvent moins de fantasmes.

Comme le rappelle Andrew Ng[2],
ces technologies sont efficaces sur des tâches bien définies. Elles peuvent,
mieux qu’un spécialiste, déterminer si une lésion cutanée est cancéreuse. Sans battre
un expert, elles peuvent réaliser des tâches fastidieuses à des échelles inatteignables
par des individus. Ainsi, chaque année, GE collecte à l’intérieur de pipelines acheminant
le gaz ou le pétrole dix fois la surface de Paris d’images pour détecter des fissures
de la taille d’un brin d’herbe. Impossible pour des humains, cette tâche est réalisée
par des logiciels, puis confirmée par des experts – créant 350 emplois et évitant
de nombreuses fuites.

Beaucoup l’ignorent, mais c’est souvent « l’intelligence augmentée »,
c’est-à-dire l’intelligence humaine « augmentée » par des outils d’intelligence
artificielle, qui donne les meilleurs résultats. Dans un exemple de diagnostic
de cancer cité par le Dr Rus[3],
l’intelligence artificielle atteint 7,5% d’erreur, les médecins spécialistes 3,5%
et les spécialistes outillés de logiciels 0,5 % De la même façon l’assistante
virtuelle Julie Desk[4]
repose sur des équipes de superviseurs humains. Des clients qui n’ont pas les
moyens d’avoir une assistante pourront ainsi s’offrir une « assistante
augmentée », créant au passage des emplois. Le jeu d’échec est l’un des
premiers domaines dans lequel les ordinateurs ont commencé à battre l’Homme. Mais
ce sont les « centaures » – joueurs outillés d’intelligence
artificielle, mi-humains, mi-machines – qui gagnent[5]
désormais les matchs « freestyle ».

Enfin, ces technologies sont l’objet d’améliorations rapides qu’il est tenant
d’extrapoler. Dans les année 70, 1000$ permettait d’acheter une capacité de
calcul équivalent à l’intelligence d’une bactérie. Actuellement c’est celle d’un
singe. En 2030, ce serait celle d’un humain, mais avec deux limites. D’abord cette
intelligence artificielle reste une intelligence dit « faible », limitée
à des tâches bien définie comme la reconnaissance d’images. Aucun chercheur au
monde ne sait comment on pourrait un jour concevoir une intelligence « forte »,
capable de sensibilité, d’initiative ou de contextualiser (passer de l’analyse
d’image à un diagnostic tenant compte de l’ensemble du patient). Ensuite, les
extrapolations supposent une amélioration infinie de la puissance des
ordinateurs. Or la fameuse loi de Moore, qui exprime cette amélioration, montre
des signes d’essoufflement[6].
Imaginons qu’il n’en soit rien : si les capacités de l’Iphone progressaient
au même rythme que depuis 10 ans, ils auraient en 2280 assez de mémoire pour stocker
l’état de chaque atome de l’univers[7].
Il est donc probable que le progrès de l’intelligence artificielle s’essouffle bien
avant, laissant un champ large à l’intelligence humaine. Enfin, certains
problèmes ne pourront jamais être réalisés par un ordinateur. Avec une méthode
proche de celle de Gödel[8],
Turing a montré en 1936 qu’il n’y aura jamais de programme capable de dire pour
tout programme s’il va s’arrêter un jour ou tourner à l’infini[9].

Toute technologie s’accompagne de bulles, et l’intelligence artificielle n’y
fait pas exception. Pour les dirigeants, privés ou publics, l’enjeu est double :
saisir les opportunités offertes par l’intelligence artificielle et éviter ses
mirages. A ce jour, ces opportunités apparaissent sous la forme de centaures,
humains augmenté par le numérique, plus que sous la forme d’intelligences capable
de totalement remplacer l’homme, dont aucun chercheur n’a le début d’une
preuve.

[1] https://www.import.io/post/how-to-win-a-kaggle-competition/
[2] https://hbr.org/2016/11/what-artificial-intelligence-can-and-cant-do-right-now
[3] https://danielarus.csail.mit.edu/wp-content/uploads/2017/10/2017-09-30-Remarks-on-AI.pdf
[4] https://intelligenceartificielle.digitalcmo.fr/julie-desk-lassistante-virtuelle-mixe-intelligence-artificielle-operateurs-humains/
[5] https://www.nybooks.com/articles/2010/02/11/the-chess-master-and-the-computer/
[6] https://www.technologyreview.com/s/601441/moores-law-is-dead-now-what/
[7] https://physics.stackexchange.com/questions/4118/how-many-bytes-can-the-observable-universe-store
[8] https://en.wikipedia.org/wiki/Gödel’s_incompleteness_theorems
[9] https://en.wikipedia.org/wiki/Halting_problem

À propos

Dédié à l'analyse des questions économiques, sociales et environnementales de long terme, L'Observatoire du Long Terme se fixe pour objectif de donner davantage de visibilité à ces enjeux dans le débat public. Dans ce contexte, il donne la parole à des contributeurs variés, avec pour seul critère le caractère étayé des arguments présentés.

L'Observatoire est indépendant, ne reçoit aucune aide financière et repose sur le volontariat de ses contributeurs, de son bureau, présidé par Vincent Champain et Bruno Fuchs.

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