Publié dans La Tribune
Au sens premier du terme, l’intelligence artificielle permet à des systèmes informatiques de réaliser des tâches « humaines ». Cette définition couvre plusieurs types de technologies. Certaines utilisent un ensemble de règles assez complexe pour ne plus sembler être totalement automatique et paraître « humaines » – c’est le cas de Docteur Eliza, le « psychologue virtuel » développé au milieu des années 60 et bien connu des adeptes d’Unix[1]. Ces technologies nécessitent qu’un programmeur décrive chacune des tâches à réaliser. A l’inverse, les techniques de « machine learning » (apprentissage automatique) permettent à l’ordinateur « d’apprendre tout seul ». Un exemple typique est celui des réseaux de neurones artificiels, auxquels on fournira, par exemple, des masses d’images de pièces couplées à un diagnostic (pièce correcte et défectueuse), pour obtenir un système capable de reconnaître des pièces défectueuses parmi des milliers d’autres sans qu’un programmeur ne doive détailler ce qui pourrait faire qu’une pièce est non conforme.
Dans son sens le plus strict, l’intelligence artificielle vise donc à simuler la façon dont un humain perçoit (les cinq sens – vue, ouïe, toucher, odorat ou goût) et agit (marcher, traduire, réaliser des analyses allant au-delà de règles mécaniques…). Par extension, néanmoins, le terme d’intelligence artificielle est également utilisé pour définir des tâches dépassant la perception ou les capacités humaines, par exemple analyser des données dans des espaces ayant des dizaines de dimensions, en utilisant les techniques utilisées par l’intelligence artificielle au sens « strict » (comme les réseaux de neurones).
Le potentiel de l’intelligence artificielle est naturellement large sur les données personnelles : il s’agit de prévoir ou simuler des comportements humains comme un acte d’achat, ou l’intérêt d’un invididu pour un livre. Ces méthodes y sont d’autant plus utiles qu’il existe peu de méthodes exactes pour modéliser les comportements humains. La situation est différente dans les domaines industriels, dans la nature où l’on y cherche avant tout à prédire, anticiper ou optimiser des comportements de machines. Or il existe souvent des régles physiques pour décrire au moins de façon partielle comment un matériau ou une machine vont se comporter.
Partout où des modèles physiques s’appliquent, la physique va battre l’intelligence artificielle – celui qui attend qu’un réseau de neurone redécouvre seul les lois de la thermodynamique pourra attendre longtemps avant d’obtenir des résultats aussi bons que ceux qu’un bon ingénieur saura tirer de ces lois. Même lorsque ces lois s’appliquent mal, partout où l’expérience du fonctionnement d’une machine permettra de mieux paramétrer et d’orienter l’intelligence artificielle, cette « intelligence augmentée » battra les approches purement numériques n’utilisant aucune connaissance préalable. C’est un cas qui se présente par exemple lorsque la connaissance physique de la machine devient approximative, par exemple en raison du vieillissement d’une machine, ou lorsqu’une machine au comportement bien déterminé interagit avec un environnement incertain.
L’intelligence artificielle sera néamoins particulièrement utile lorsqu’on aura besoin de doter une machine d’un des cinq sens : voir (par exemple, des branches sur des voies ferrées), sentir (les vibrations anormales signalant un problème de roulement à bille dans une turbine à gaz) ou lire (des comptes-rendus médicaux ou d’opérateurs de maintenance).
L’intelligence artificielle a vu ses applications industrielles se développer au cours des années passées. Dans la santé, elle permet de libérer médecins et personnels médicaux de tâches rébarbatives pour leur permettre de consacrer plus de temps aux patients. Les radiologues utilisent déjà depuis des années des « CAD » (systèmes d’aide au diagnostic) pour aider à détecter ou caractériser des lésions. Ces systèmes vont continuer à évoluer pour être de plus en plus intelligents. Ainsi une étude menée à Stanford a permis d’obtenir un taux de reconnaissance des mélanomes supérieur à celui de médecins spécialistes. Une autre étude, menée avec l’appui de la Société Française de Radiologie, montre que les radiologues considérent ces évolutions avec optimisme. Ils sont convaincus que ces technologies leur permettront de traiter un plus grand nombre de patients, sans pour autant remplacer le cœur de leur métier : analyser un cas patient dans son ensemble, et définir les soins adaptés au diagnostic. Les radiologues pourront également passer plus de temps sur les cas complexes[2]. L’intelligence artificielle permettra également d’apporter des amélioration supplémentaires, par exemple minimiser la dose de radiation utilisée pour obtenir un diagnostic donné.
Dans l’exploration pétrolière, l’intelligence artificielle est notamment utilisée pour détecter les risques de fuite. GE génère chaque année environ 1000 kilomètres carrés d’images prises à l’intérieur de pipelines grâce à des robots dotés de caméras. Analyser ces images sans recours à l’intelligence artificielle reviendrait à passer à la loupe dix fois la surface de Paris, pour y trouver une fissure de la taille d’un brin d’herbe – tâche impossible à réaliser manuellement. Pour y arriver, GE utilise l’intelligence artificielle: ce sont des logiciels qui parcourent l’ensemble de ces images, afin de signaler les anomalies potentielles à des opérateurs humains qui n’ont qu’à confirmer ou infirmer ces alertes. Cette activité emploie 350 experts, alors qu’elle serait impossible à réaliser sans intelligence artificielle.
Selon l’Agence Internationale de l’Energie, l’ensemble de ces technologies pourront au total réduire les coûts de 10 à 20%. Bien que l’industrie ait depuis longtemps investi dans l’analyse de données (par exemple, une entreprise comme Total possède l’un des dix plus gros supercalculateurs au monde), elle n’exploite encore qu’une fraction des données qu’elle collecte. Or le potentiel d’amélioration est loin d’être négligeable : avec les techniques traditionnelles, 60 à 80% du pétrole d’un puit reste sous terre, alors que ce nombre peut être réduit à 30%, notamment en recourant à une modélisation plus poussée des réservoirs[3].
L’intelligence artificielle aidera par ailleurs à développer les sources d’énergie à bas carbone. En effet, le développement de la performance des éoliennes ou des panneaux solaires ont permis de porter le coût moyen des énergies renouvelables en dessous de celui des énergies carbonées. L’enjeu est désormais moins la baisse du coût moyen de l’énergie verte (qui est compétitive « en moyenne ») que la réduction du coût de son incertitude : contrairement aux sources d’énergie plus flexibles (centrale au gaz ou ou charbon par exemple), les sources d’énergie renouvelable intermittentes induisent un surcoût lié au fait qu’elles ne fournissent pas forcément d’énergie au moment où les consommateurs en ont besoin. En anticipant mieux les besoins ou les pics de production et en améliorant l’ajustement offre demande, l’intelligence artificielle permettra d’accélérer la réduction du coût des énergies décarbonées.
Le transport aérien est l’un des secteurs qui a investi le plus pour éviter l’arrêt imprévu d’une machine. Des dizaines de capteurs renvoient en permanence des données permettant d’anticiper les risques d’arrêt du moteur d’un avion et de réduire le temps au sol. Ces données sont analysées par des systèmes intelligents pour générer des alertes. Là encore, le rôle des experts n’est que d’infirmer ou de confirmer ces alertes. Loin de remplacer les opérateurs, ces systèmes permettent de limiter la fatigue liée aux fausses alertes, d’éviter de rater les vraies alertes et de libérer du temps pour les cas plus complexes ou pour améliorer des stratégies de maintenance.
Au total, les applications de l’intelligence artificielle comprennent deux types de cas d’usage :
-maintenance prédictive pour réparer les équipements ou les systèmes critiques (i.e. ceux dont l’arrêt ou le dysfonctionnement coûtent si cher qu’il est important de les éviter) avant que ne survienne une panne ;
-planification et gestion des systèmes complexes afin de mieux contrôler les paramètres d’un processus comprenant des machines multiples et des sources d’incertitudes. Ces dernières peuvent être sont liéesà la qualité variable des intrants, aux conditions météorologiques (impact de la température ou de l’humidité de l’air sur un processus chimique) où à des interventions humaines[4].
Les technologies d’intelligence artificielle sont souvent très utiles dans les cas où les modèles physiques atteignent leurs limites. Mais elles sont rarement suffisantes : dans l’industrie, la réalité de ces technologies est davantage celle de « l’intelligence artificielle augmentée », dans laquelle la connaissance physique et l’expérience humaine permettent de tirer le maximum de l’intelligence artificielle.
Vincent Champain, Directeur Général, GE Digital Foundry Europe
[3] “Recovery rates, enhanced oil recovery and technological limits”, Philos Trans A Math Phys Eng Sci. 01/2013
Voir aussi: http://www.zdnet.com/article/ baker-hughes-ge-nvidia- collaborate-on-ai-for-oil-and- gas-industry/
[4] C’est le cas par exemple du contrôle de processus biologiques ou chimiques dans la pharmacie ou de la réduction des défauts de pièces provenant d’une chaîne complexe impliquant de l’injection plastique, de la peinture et des manipulations diverses.