Brian Arthur (1) définit la technologie comme l’usage de phénomènes physiques pour remplir une fonction précise. Ainsi la science nous apprend que certains matériaux peuvent être à la fois conducteurs et isolants ; la technologie qui en découle utilise cette propriété pour réaliser un transistor (qui permet de commander un courant pour un autre courant), puis un microprocesseur (capable de réaliser des opérations logiques).
C’est la technologie, non la science, qui crée la croissance. Les phases de forte croissance arrivent des années après les découvertes scientifiques, et surviennent quand les technologies deviennent suffisamment abordables pour être assimilables par le plus grand nombre. Les fondements scientifiques d’Internet datent des années 1970, mais l’effet sur la croissance n’a été visible qu’à la fin des années 1990. Ce qui a stimulé cette croissance, c’est la technologie HTML, qui a permis de rendre plus simple et plus rapide la réalisation de sites Internet.
Il s’est aussi passé plusieurs dizaines d’années entre les premiers prototypes de machines à vapeur (celle de Papin date de 1679) et le moment où leur utilisation s’est largement répandue, entraînant à la fois des gains de productivité considérables et – déjà – des inquiétudes pour l’emploi. Il n’y avait que 14 000 chevaux-vapeur en France en 1833 ; on en comptabilisait 500 000 en 1880. Le train à vapeur a été inventé en 1804 au Royaume-Uni ; il faudra attendre vingt ans pour voir la première ligne reliant Saint-Etienne à Andrézieux en France.
Combinaison de technologies existantes. La technologie évolue parfois grâce à des ruptures, lorsque l’on parvient à maîtriser un nouveau phénomène physique – par exemple pour produire des nouvelles batteries électriques plus efficaces. Mais elle évolue surtout par combinaison de technologies existantes : une centrale hydroélectrique est ainsi composée d’un réservoir, de turbines, de générateurs électriques et d’équipements électriques.
Deux figures jouent un rôle clef dans le progrès technologique. D’abord, le chercheur ou l’ingénieur de recherche qui découvrent ou maîtrisent de nouveaux phénomènes physiques pour créer de nouvelles briques technologiques. Ensuite, les inventeurs qui assemblent des « briques » technologiques existantes pour concevoir une solution nouvelle innovante – des ingénieurs qui améliorent l’efficacité d’un moteur électrique jusqu’au « maker » qui construit dans son garage un serveur WiFi gros comme le pouce en assemblant des composants achetés sur Internet et une batterie récupérée sur un jouet cassé.
La plupart de ces inventeurs disposent de moyens réduits et doivent utiliser des composants disponibles au grand public qu’ils assemblent dans leur garage – c’est comme cela qu’Apple a commencé. C’est pourquoi la croissance sera fortement accélérée à chaque fois que se développeront des « briques industrielles » permettant d’assembler facilement des nouvelles technologies pour répondre à des besoins. Ces briques sont les technologies, les infrastructures, les langages ou les environnements de développement qui mettent simplement à la disposition de tous des technologies plus complexes – comme HTML l’a fait pour Internet, le microprocesseur pour la micro-informatique ou le langage C pour le développement informatique. Avec ces briques, utiliser une technologie de pointe devient aussi simple qu’assembler les briques d’un jeu de Lego.
Avec le début de la micro-informatique dans les années 1980, une génération entière avait pu maîtriser les fondamentaux de l’informatique, avant que la complexité croissante des systèmes ne réduise largement le nombre de personnes capables de réaliser un programme informatique. Les plateformes cloud de développement informatique sont en train de démocratiser à nouveau le développement d’applications – qu’elles soient destinées à des montres connectées (comme le fait Cloud Pebble) ou à des processus industriels (comme le fait la plateforme Predix).
Boom de l’Internet industriel. Plus généralement, l’accès à de nombreuses briques technologiques s’est considérablement simplifié. Il suffit d’un fer à souder et de quelques euros pour rendre un objet devienne connecté et intelligent. Des réseaux comme celui de Sigfox permettent de communiquer partout pour 1 dollar par an. Le financement participatif permet à chacun de passer d’une idée à un succès mondial. Les experts s’accordent sur le potentiel à venir du digital industriel : s’il est encore en retard sur l’internet grand public, il dépasserait à terme 8 000 milliards de dollars, plus de deux fois l’équivalent grand public.
De plus, l’impact de l’Internet industriel se voit dans les chiffres de croissance, contrairement à son homologue grand public : quand une application nous fait gagner du temps libre, les chiffres du PIB ne bougent pas, alors que lorsqu’une usine économise du temps de travail, la productivité mesurée augmente. Potentiel large, impact direct sur la croissance et maturité des « briques » technologiques : tous les ingrédients sont là pour une vague de croissance sans précédent dont les prémisses, certes encore modestes, sont déjà visibles.
Face à ces défis, notre pays a longtemps été mieux classé dans la science fondamentale que dans la technologie. Ses structures centralisées étaient plus adaptées aux grands plans qu’au développement des start-up. Les rythmes scolaires organisés autour de programmes définis par un comité national laissaient peu de place à l’expérimentation : ceux qui ont assisté au développement de la microinformatique des années 1980 ont pu constater l’avantage des pays du Nord, les lycéens et collégiens y disposant de plus de temps pour expérimenter et la technologie y étant plus valorisée.
Les choses ont-elles changé ? Pour estimer la façon dont notre pays se positionne en terme « d’innovation de composition » par rapport autres pays, nous avons analysé le volume de recherche Internet par pays d’origine pour les composants les plus utilisés par les « makers ». Pour « ESP8266 » (plébiscité pour son faible coût – deux euros – dans la réalisation d’objets connectés intelligents), la Hollande arrive en tête (18 % des recherches), suivie de l’Allemagne (16 % répartis entre 4 régions – Bavière, Bad Wurtemberg, Berlin, Nord-Rhénanie), de la Russie (13 %), de la Pologne (13 %), de l’Espagne (9 %), de l’Italie (8 %) et de l’Inde (7 %). La France arrive en fin de classement (6 %, concentrés à Paris). La France n’apparaît plus dans les dix premiers pour les recherches sur « Arduino », contrairement au Sri Lanka, au Salvador ou à l’Estonie.
Enfin, début novembre, la plateforme « Tensorflow » a été mise dans le domaine public par Google. C’est une révolution : chacun peut désormais utiliser cette technologie qui est derrière une grande partie des services innovants de Google. Mais qui a entendu parler de cette nouvelle ? Nous saurons que la France est réellement prête à saisir les opportunités qui se présentent le jour où nous serons collectivement aussi attentifs aux opportunités qu’offre ce type de décisions qu’aux fantasmes de l’Uberisation…
Sans nier les progrès réalisés, il reste donc du chemin à parcourir. Pour y arriver, nous devons comprendre que la croissance de demain reposera sur la possibilité pour le plus grand nombre d’entreprises, petites et grandes, d’étudiants ou même de collégiens à combiner le plus grand nombre possible de briques technologiques. Le fait que ces briques soient made in France ou non est une question mineure : ce qui compte surtout, c’est notre vitesse à en tirer les bénéfices aussi largement que possible. Enfin, il faut noter que les Etats-Unis et le Royaume-Uni ne sont pas mieux placés que nous dans l’analyse de l’activité des « makers », mais, contrairement à nous, leur modèle repose en grande partie sur l’attraction d’innovateurs étrangers.
Vincent Champain est cadre dirigeant et président de l’Observatoire du Long Terme, think tank dédié aux enjeux de long terme.
(1) : « The Nature of Technology : What It Is and How It Evolves », Brian Arthur