Publié dans Les Echos le 5 décembre 2023
Quiconque inventerait un procédé pour assembler une voiture en France beaucoup plus vite qu’en Allemagne, faisant de notre pays le plus compétitif d’Europe serait célébré en héros. Mais les honneurs seraient plus rares pour celui qui parviendrait au même résultat en réalisant une partie de l’assemblage en Asie. Les deux situations sont pourtant équivalentes : plus de productivité apparente, plus de compétitivité pour plus d’emploi en France. Elles illustrent la loi fondamentale de la stratégie industrielle : pour être prospère, il faut se focaliser sur ce que l’on pourra faire d’une façon plus efficace que ne le feront d’autres entreprises. S’interdire d’importer équivaut à s’interdire d’innover.
Certes, cette loi évolue pour intégrer les émissions de CO2 : une production à l’étranger qui ne serait justifiée que pour éviter le coût du carbone serait un contresens économique et moral. A l’inverse, il est écologiquement bénéfique de transporter des tomates qui poussent ailleurs au soleil que de les cultiver sous serre chauffée. Certains paramètres de cette loi évoluent : le coût du travail a progressé en 20 ans de 600% en Turquie contre +30% en France. L’évolution du niveau de vie et de qualification de certains pays émergents entrainera à la hausse leur taux de change, ce qui rendra leurs produits plus chers et les nôtres plus compétitifs – c’est ainsi que la valeur du Yen a quintuplé entre 1970 et 1995, lorsque le Japon a cessé d’être un pays émergent. Enfin, comme la crise du Covid ou du gaz Russe l’ont montré, il faut anticiper notre dépendance à certains approvisionnements essentiels.
Si les paramètres de cette loi évoluent, son principe subsiste : concentrer ses efforts sur ce que l’on peut faire mieux que les autres et faire le reste ailleurs. Un groupe industriel qui cesserait de confier à des spécialistes sa restauration, ses pompistes, sa fabrication de papier et son logiciel de traitement de texte aurait probablement du mal à convaincre de ses priorités. De même pour les nations : celles qui exportent le plus savent importer quand il le faut. Comme l’a récemment montré l’INSEE, la part des importations dans les produits allemands est supérieure à ce qu’elle est dans les produits Français : c’est une des raisons qui leur donne plus de compétitivité et plus d’emplois industriels. Elle permet également de créer des emplois avec des produits conçus et produits ailleurs : un IPhone comporte 4% de coûts d’assemblage en Chine, 6% de composants américains et 17% de composants allemands.
Pour assurer la compétitivité des entreprises, l’Etat est plus utile comme « agronome » (assurer un terrain fertile – des règles simples, des services publics de bon rapport qualité/prix…) plus que celle d’un « jardinier » (décréter les secteurs d’avenir ou s’immiscer dans des domaines où il n’a aucune chance d’apporter une valeur ajoutée). Certes, après des décennies de privatisation, nous assistons à un retour de balancier qui nous invite à une redéfinition du périmètre de l’Etat actionnaire. Elle pourra s’inspirer notamment de Marcel Boiteux : un haut niveau d’exigence sur les prix et la qualité des services régaliens, atteint par le marché lorsque c’est adapté, sinon par des mécanismes alternatifs (évaluation, parangonnage…). Mais toute stratégie industrielle sera vouée à l’échec si l’Etat ne commence pas par assurer un niveau de qualité suffisant dans ses missions régaliennes, notamment en matière de recherche ou d’éducation. Il doit également mieux accompagner les personnes touchées par les évolutions de l’équation stratégique : après 30 ans de débats sur la flexi-sécurité, nous avons davantage progressé sur la « flexi » (réformes du marché du travail, des retraites, de l’assurance chômage) que sur la « sécurité » (orientation, accompagnement, éducation professionnelle et formation). Nous devons enfin résoudre le défi Européen en matière de stratégie industrielle : agir ensemble là où la taille fait la force, malgré des conceptions divergentes sur le rôle de l’Etat au sein du noyau dur Européen.
Pour réinventer la stratégie industrielle, commençons donc par les bases : la loi des avantages comparatifs, les missions fondamentales de l’Etat et la recherche d’une taille critique avec les pays Européens.
Vincent Champain est dirigeant d’entreprise et président de l’Observatoire du Long Terme (www.longterme.org)