samedi, novembre 23, 2024

Suicides chez France Telecom : est-ce mieux ailleurs ?


(rédaction en cours, version provisoire)

Les suicides chez France Telecom, un signe de la faiblesse des ses salariés selon les termes de Christophe Barbier ?

Je pense sincèrement que le problème est ailleurs, et renvoie à un problème que j’ai déjà eu l’occasion de commenter : la contradiction entre une France qui s’est plongée dans la concurrence (ouverture des marchés au niveau européen et mondial, ouvertures à la concurrence de secteur monopolistiques,…) et son système social, qui est relativement généreux relativement à la moyenne des pays développés, mais dont la générosité est focalisée sur la défense des statuts, plutôt que sur l’accompagner les transitions.

Car notre système social, même s’il est en train d’évoluer, est largement marqué par la compensation du statut passé (allocation en % du dernier salaire, recherche d’emploi plus centrée sur la qualification actuelle que sur celle qu’il serait utile de développer pour l’avenir, absence de système d’orientation digne de ce nom, formation gérée par branche ce qui signifie que les gros secteurs du passé ont l’essentiel des moyens et les secteurs naissants aucun) plutôt que sur la préparation des transitions utiles (bilan de compétence, formation, orientation, création d’entreprise, anticipation des mutations,…). La fonction publique n’est pas en reste, la place des corps marquant un système où le statut s’acquiert pour la vie à 25 ans par des capacités scolaires.

Or la concurrence produit son efficacité précisément en réduisant les rentes, et donc en bousculant les statuts. Elle créera un stress qu’il est nécessaire de reconnaitre et d’accompagner – ce que John Hicks résumait dans la formule « The best of all monopoly profits is a quiet life » (ce qui veut aussi dire que le plus gros inconvénient de la concurrence est une vie stressante). Et ceux qui en souffriront le plus seront ceux qui, partant d’une situation de statut (c’est le cas dans les ex-monopoles) sont confrontés à la nécessité de gérer une transition professionnelle (changer de poste, de métier ou d’entreprise) sans disposer du « capital social » – notamment des amis ou une formation qui permet de « rebondir » – ni être accompagné (pole emploi n’aide pas, ou peu, les personnes ayant un emploi menacé, inutile, ou qui place son titulaire dans une position de stress insupportable). Et cela n’a rien à voir avec une supposée faiblesse de l’agent public : elle concerne certains agents de France Telecom, mais également une ouvrière du textile de 50 ans dans le nord de la France, un viticulteur du beaujolais menacé par la concurrence des vins étrangers ou un jeune étudiant en journalisme confronté aux effets sur l’emploi dans son métier de la vague internet.

Dans ces conditions, on peut imaginer trois « mondes » possibles : un monde de castes, de statuts et de faible performance économique (ce qui se traduit aussi par une moindre qualité du système de santé, un plus grande pauvreté,…) mais également d’injustices « larvées » (impossibilité pour un jeune brillant de faire une carrière s’il n’est pas du bon statut ou du bon « corps », réussite professionnelle plus liée à qui ont connait qu’à ce que l’on sait faire, capitalisme de connivence…).

Un deuxième état du « monde » possible, et c’est la situation actuelle en France, cumule l’ouverture à la concurrence et l’absence de système d’accompagnement suffisamment large (touchant les personnes ayant perdu leur emploi, mais aussi celles qui n’en ont pas encore, les jeunes en formation et ceux qui sont dans un emploi dont ils veulent sortir). Il présente les avantages de la concurrence pour les plus mobiles (personnes éduquées ou de « bonne familles », capables de tirer les bénéfices de la mondialisation en en évitant les risques, ou qui disposent au sein de leur « réseau » des leviers pour anticiper et accompagner leurs transitions professionnelles) et ses inconvénients pour ceux qui le sont moins (personne moins éduquées ou spécialisées dans un métier fortement soumis à la concurrence, et ne disposant pas des réseaux permettant de « rebondir »). Il cumule, pour les plus modestes, les injustices « larvées » d’un monde de statuts avec les violences « dynamiques » d’un monde de concurrence (perte brutale d’emploi sans possibilité de préparer la suite, changements d’emploi non souhaités, non anticipés, déqualification faute de disposer d’une qualification dans les métiers « porteurs » ou de s’y réorienter…). Les mieux placés ont, au contraire, les bénéfices du pouvoir d’achat d’un monde en concurrence, avec la tranquillité d’un monde de caste.

La troisième possibilité est celle d’un monde plus productif et plus « dynamique », accompagné d’un système social qui réduit la violence des changements de statut et de la remise en cause des rentes. C’est celui que décrit brillamment John Sutton.

Ou est la responsabilité ? D’abord, d’avoir organisé l’ouverture à la concurrence (libéralisation des marchés, ouverture des marchés, concurrence intra-européenne) – ce qui était une bonne chose – sans avoir, en même temps développé le système social nécessaire pour accompagner ces évolutions. Des responsables politiques comme Jacques Delors ont plusieurs fois dénoncé les risques induits par cette absence de « pilier social » dans la construction européenne et l’ouverture de ses marchés, mais le phénomène est plus large.

La responsabilité, c’est ensuite d’avoir tardé à réagir à ce manque. A la décharge des pouvoirs qui se sont succédés, l’idée que l’accompagnement « humain » soit un maillon essentiel de notre système social est plutôt récente – elle date de quelques années seulement. Avant celà, les « experts » proposaient à gauche, une évolution du droit social (temps de travail, lutte contre le stress) et, à droite, une libéralisation (ouverture du marché du placement des chômeurs, réduction de la complexité du droit social). Dans une certaine mesure, ces propositions avaient, au moins en partie, une utilité. Mais elle n’ont jamais touché le coeur du problème : mettre les moyens et prendre les décisions qui permettront de mieux orienter, former et accompagner les personnes touchés pour les restructurations sous toutes leurs formes. De ce point de vue, la cause est donc l’insuffisance de réflexion et de « recherche et développement » en idées politiques : élus, administrations, chercheurs et partis en portent la responsabilité… La encore, les responsabilités sont diffuses – on y compte notamment les dirigeants de parti qui ont asséché leurs « intellectuels » à force de les instrumentaliser, de ne pas les écouter ou de démotiver ceux qui auraient souhaité consacrer du temps à la « r&d politique ».

La cause tient également le niveau de centralisation de notre pays : en effet l’atténuation du stress lié à la concurrence appelle des réponses opérationnelles, proches des gens et de leurs problèmes, là où des experts – économistes ou fonctionnaires – cherchaient des recettes aux seuls problèmes visibles de leur tour d’ivoire statistique (qui ne mesurent pas le mal-être au travail, ni le bonheur d’ailleurs), et des solutions qui puissent s’exprimer par des prescriptions exprimées par eux, et exécutées par des agents de terrains auxquels personne ne demande de réfléchir… D’une certaines façon, de nombreux économistes sont les enfants spirituels des planificateurs, avec l’efficacité que l’on connait.

Pour revenir à l’objet de cet article, il est évidemment faux de dire que l’Etat providence à rendu les gens faibles. C’est au contraire le niveau de pression lié à l’évolution de la concurrence qui induit des pressions parfois intolérables (le lecteur attentif notera la place de pays aussi « tendres » vis-à-vis de leurs salariés que les Etats-Unis). La solution est dans l’accompagnement des transitions, plutôt que dans le « renforcement mental » de personnels jugés trop faibles ! Parler de faiblesse dans ces cas est aussi pertinent que de proposer de la brioche à ceux qui manquent de pain : ca n’aide pas à trouver une solution, en plus d’être insultant – même s’il s’agit probablement d’une maladresse qui aurait pu être évitée en adaptant la force des affirmations à la sensibilité et la complexité de la situation…

À propos

Dédié à l'analyse des questions économiques, sociales et environnementales de long terme, L'Observatoire du Long Terme se fixe pour objectif de donner davantage de visibilité à ces enjeux dans le débat public. Dans ce contexte, il donne la parole à des contributeurs variés, avec pour seul critère le caractère étayé des arguments présentés.

L'Observatoire est indépendant, ne reçoit aucune aide financière et repose sur le volontariat de ses contributeurs, de son bureau, présidé par Vincent Champain et Bruno Fuchs.

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