La « fin de l’histoire » a été théorisée après la chute du mur de Berlin, partant de l’idée que la fin des entraves à l’économie de marché apaiserait les tensions géostratégiques. Cette théorie a rapidement montré ses limites dans les domaines où quelques pays concentrent l’accès à une ressource rare. On a vu très récemment l’utilisation tactique que peut en faire l’Arabie Saoudite de ses ressources pétrolières, en poussant le prix du baril aux niveaux les plus bas des années 70. La plupart des pays ont pour cette raison construit leur stratégie énergétique en valorisant les sources d’énergie qui limitent leur dépendance aux prix mondiaux. De leur côté, les économistes ont développé des outils pour donner un prix à cette incertitude. Ainsi, la méthode des options réelles permet de montrer que le fait ne pas dépendre des fluctuations de prix extérieures pour son énergie vaut environ 10% de coût de cette dernière.
Le monde affronte actuellement une crise sanitaire sans précédent. Chaque pays se rend compte au passage de l’importance de disposer de moyens pour y faire face, et des limites du marché mondial pour répondre à ce besoin. C’est ainsi que la France s’est ainsi découverte à court de masques. Or s’il existe des textes pour protéger nos industries stratégiques de haute technologie, personne n’avait imaginé un scenario dans lequel aucun pays ne pourrait nous fournir des produits aussi simples que des masques ou des tenues de protection. La situation est similaire pour les tests, dont la réalisation nécessite à la fois des réactifs, des tubes et des écouvillons (dont la conception est à peine plus complexe que celle d’un coton-tige). Et il est probable que des questions du même type se reposeront lorsque les traitements contre le coronavirus feront leur apparition, quand chaque pays souhaitera être le premier à en bénéficier. On en a eu un exemple avec les tentatives des Etats-Unis d’acquérir une société allemande travaillant sur un vaccin potentiel.
Dans le domaine de la technologie, il est possible que nous connaissions des situations similaires. Les premières limites sont apparues lorsque les entreprises européennes se sont vues interdire par les Etats-Unis de vendre en Chine certaines technologies, puis quand la Chine a pris des dispositions similaires. Avec l’augmentation forte du nombre de personnes en télétravail, nous avons assisté à des tensions qui ont notamment conduit à réduire le débit de certains réseaux sociaux pour donner la priorité aux activités économiques. Mais que se passerait-il en cas de tensions plus fortes, nécessitant de prioriser les différents pays utilisant certaines infrastructure (données, moteur de recherche,…) comme l’a récemment fait Amazon ? Ironiquement, c’est sur la pression de leurs clients ou pour assurer la stabilité de leurs services que les GAFA ont développés leurs data-centers depuis quelques années, pas sous la pression d’une régulation visant à assurer le maintien des activités économiques en Europe en cas de crise. De façon encore plus ironique, les discussions de souveraineté se sont largement concentrées sur le lieu d’hébergement des données, alors que les géants américains dirigeaient une part croissante de leurs investissements sur les outils de développement. Or ce sont ces derniers, plus que le prix du stockage des données, qui sont de plus en plus la vraie raison qui poussent une entreprise à choisir une offre de cloud, en raison des gains de productivité qui résultent de ces outils…
Est-ce pour autant la « fin de la fin de l’histoire » ? Le rôle de l’Etat (et de l’Europe) de garant de la gestion des risques en dernier ressort doit en tout cas s’étendre largement au-delà du domaine monétaire. La plupart des entreprises associent à leurs comptes annuels une analyse des risques principaux qui peuvent les menacer, et des stratégies qu’elles mettent en œuvre pour les atténuer. Dans les années qui viennent, l’Etat et l’Europe devront développer des méthodes pour arriver à en faire de même, et compléter les traditionnels débats budgétaires d’une stratégie claire pour sécuriser nos concitoyens face aux principaux risques susceptibles de les affecter. Et tout, ou presque, est à faire dans ce domaine.
Mehdi Mejdoubi, professeur de médecine et chef de pôle au CHU de Valenciennes,
Bruno Fuchs, député du Haut-Rhin