Le débat sur l’ISF oppose en fait deux visions de la fiscalité. Un premier point de vue considère que le capital résultant d’accumulation de revenus (salaires, successions, gains au loto…), il vaut mieux taxer les revenus une bonne fois pour toute, et exonérer (ou taxer légèrement) le capital. C’est la thèse de nombreux économistes. C’est aussi, d’une certaine façon, celle de Marx puisqu’elle revient à considérer que le capital n’est rien d’autre que du « travail immobilisé ». Notons au passage qu’il est incohérent de plaider pour la suppression de l’impôt sur la fortune et la baisse des droits de successions – ou plutôt qu’un telle position relève d’une logique de négation de l’impôt qui n’a rien à voir ni avec l’efficacité économique, ni avec la justice fiscale.
Un deuxième point de vue considère qu’ « une contribution commune est indispensable ; elle doit être également répartie entre les citoyens, en raison de leurs facultés » (article 13 de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen). Dans cette optique, un impôt sur le capital est un complément nécessaire aux impôts sur le revenu et sur la consommation si l’on souhaite répartir l’effort de solidarité fiscale sur des formes de richesse qui ne se traduisent pas forcément en revenus.
Dans cette seconde optique, refuser le principe d’un impôt sur la fortune, c’est considérer qu’un salarié qui gagne 4 000 euros par mois et paye 1 500 euros de loyer est plus riche et doit donc payer plus d’impôts qu’un autre qui gagne 3 000 euros par mois mais qui est propriétaire d’un appartement de 400 m2 valorisé à 2,5 millions d’euros, hérité de ses parents, ou produit d’achats et de reventes successives d’une résidence principale aux bons moments du cycle immobilier. En effet, sans impôt sur le capital, le premier sera toujours plus taxé que le deuxième.
Notons qu’il existe deux façons de rapprocher la deuxième approche de la première. D’abord, en définissant un « revenu en nature » pour chaque élément de patrimoine : posséder un logement revient en effet à bénéficier d’un « loyer en nature ». Or, si celui qui possède un million de placements et paye le loyer d’un logement qui en vaut autant paie un impôt sur le revenu du capital, celui qui possède un appartement valant un million ne paye rien. Le deuxième objectera évidemment qu’il ne « gagne rien », ce qui n’est pas tout à fait exact : il gagne le fait d’habiter dans un logement luxueux, ce qui vaut beaucoup ! Cette taxation est d’autant plus justifiée que le revenu résultant de la plus-value sur le logement principal est en France exonérée d’impôt : nous sommes donc précisément dans le cas où l’argument selon lequel le capital est un « revenu capitalisé » est inexact, puisque le revenu concerné n’a précisément pas été imposé !
Le problème posé par cette approche est le « syndrome de l’Ile de Ré » : des paysans qui ont des revenus faibles, mais qui sont imposés parce que le fait d’habiter un ferme devient du luxe, dès lors que les prix de l’immobilier font de cette ferme un bien convoité ! Le problème politique est réel : accepter un impôt qui force un paysan de l’île de Ré qui n’a rien changé à son mode de vie à vendre un terrain parce que le prix du terrain a augmenté autour de lui, c’est accepter un système qui soumet la liberté de certains aux errements du marché. Notons cependant que l’impôt sur le revenu ou la TVA comportent le même type d’injustice : la TVA payée sur un bien volé ou perdu ou l’impôt sur le revenu payé par un contribuable qui épargne totalement, perd ou dilapide ce revenu, touchent également des contribuables qui peuvent avoir un train de vie réel très modeste.
La seconde façon pour rapprocher les deux visions de la fiscalité consisterait à « capitaliser » l’ISF pour le percevoir au moment des successions. Il serait par exemple tout à fait possible de «capitaliser» l’ISF dû au titre d’actifs non productifs de revenus (une ferme à l’ile de Ré par exemple) sous la forme d’une hypothèque qui ne serait acquittée qu’au moment de la succession ou de la cession du bien. Le paysan de l’île de Ré serait sauf, tant qu’il ne vend pas son terrain, et il ne subirait aucune pression pour vendre son bien. La justice fiscale serait également sauve, puisque le principe d’une taxation progressive des richesses serait appliqué de façon uniforme, sans créer une de ces niches qui font que chacun finit par avoir l’impression d’être le seul à payer réellement l’impôt théoriquement dû par tous.