Tout le monde, ou presque, s’accorde à penser qu’une économie harmonieuse suppose un bon équilibre entre deux objectifs contradictoires. D’une part, la prospérité économique (disons, le niveau du PIB même s’il s’agit d’une mesure perfectible). D’autre part, l’équilibre social (plus difficile à définir, qui contient à la fois les conditions de vie les plus pauvres, l’égalité des chances, le fait que les inégalités de conditions de vie ne soient pas disproportionnées par rapport aux efforts de chacun, le niveau de confiance que chacun peut avoir dans ses concitoyens, ou …).
Une autre façon de dire les choses consiste à dire que l’argent ne fait pas le bonheur, et qu’une nation florissante doit permettre à ses concitoyens d’avoir de l’argent, mais aussi autre chose. Mais comment parvenir à cet équilibre ?
Une première école de pensée suppose que les deux peuvent être séparés : au secteur privé de fournir la prospérité économique, l’Etat et le secteur non lucratif (groupes religieux, famille, relations de voisinages…) de fournir le reste. Ils notent par ailleurs qu’en raison de la concurrence (entre entreprises d’un même pays, ou entre entreprises nationales plus « sociales » et entreprises étrangères moins soucieuses du bien-être social du pays qui achète leurs produits), il serait difficile pour les entreprises d’être trop sociales, le consommateur choisissant généralement la moins chère, et les actionnaires (ou les futurs retraités pour leur retraite par capitalisation) choisiront d’investir dans les entreprises les plus rentables.
Une deuxième école note considère qu’économie et société sont indissociables, ce qui impose notamment que les entreprises devant faire preuve de responsabilité sociale. Elle notent que les consommateurs sont capables de « faire la différence » s’ils sont correctement informés sur les conséquences sociales de leurs achats.
Comme toujours, la réalité si situe entre les deux :
– il est vrai que la concurrence pose des limites en matière sociale, mais ces limites dépendent du secteur (une partie du secteur des services est contraint à une concurrence très locale) et des réglementations (la fiscalité, les cotisations sociales ou les normes peuvent être différents d’un pays à l’autre) ;
– il est vrai que les produits équitables ou les investissements éthiques connaissent un certain succès, mais il reste très limité en ampleur : le chiffre d’affaires mondial du commerce équitable est d’un milliard d’euros, soit moins de 0,1 % de la production nationale française.
Une façon de réconcilier les deux modèles consiste à traiter les objectifs du second modèle avec les outils du premier. Concrètement, il s’agit d’identifier les « nuisances sociales », de leur donner un prix et de le faire payer à ceux qui les génèrent :
– assurance chômage à bonus/malus pour faire payer le « prix de la précarité ». Pour être juste un tel dispositif nécessite une certaine sophistication, notamment pour ne pas pénaliser les entreprises qui recrutent des chômeurs « difficiles » (et donc avec plus de chances d’échec) par rapport à celles qui refusent les demandeurs d’emploi les plus en difficulté ;
– taxe à l’importation compensatrice des avantages sociaux indus. Une telle taxe est probablement très difficile à mettre en pratique, notamment parce qu’elle impose de définir l’avantage indus, produit par produit – avec le risque de pressions protectionnistes. Une variante de ce type de taxe est le projet de taxe sur le « carbone importé », qui vise à corriger l’avantage comparatif dont disposent les usines situées dans des pays qui n’appliquent pas le protocole de Kyoto sur la réduction des émissions de gaz à effet de serre sur les entreprises qui sont soumises à des contraintes (comme les entreprises européennes) ;
– droit social très ferme en matière de lutte contre les discriminations et le harcèlement ;
On notera qu’il subsiste un certain nombre de domaines dans lesquels il est difficile d’introduire ce type de corrections. Par exemple, il serait difficile de construire une taxe sur le stress au travail (difficile à mesurer) – sans parler du malheur au travail ! Tout au plus peut-on organiser une plus grande transparence sur le taux de mobilité (un taux élevé est généralement le symptôme d’une entreprise où il ne fait pas bon vivre, qui devra payer plus cher pour attirer des salariés). Dans une société, c’est généralement le rôle des règles morales de contrôler ce genre de comportements (en éduquant les citoyens pour être sensible au malheur d’autrui, et en faisant en sorte que ceux qui n’y sont pas sensibles soit stigmatisés et aient intérêt à « rentrer dans le rang »).
De la même façon, le niveau de cohésion sociale et de confiance d’un pays dépend de nombreuses causes qu’il est difficile d’identifier et auxquelles il est difficile de donner un prix. Il est également lié (j’y reviendrais dans un autre article) à la force et à la nature des régles morales.
Ces derniers points dépendent davantage d’un projet politique, et du rôle des institutions morales, c’est à dire des entités qui organisent et régulent la morale et sanctionnent les comportement « immoraux » : famille, groupes religieux ou associations philosophiques mais également en partie l’Etat, ou les collectivités.
Compte tenu de la montée de la demande d’une société moins individualiste (notamment chez les jeunes), on pourrait déclarer en paraphrasant Malraux « Le XXIe siécle sera celui des institutions morales, ou ne sera pas ! ».