jeudi, novembre 21, 2024

Traité transatlantique : sans naïveté, ni paranoïa

Publié le 28 avril dans La Tribune.

La négociation
commerciale actuellement engagée sous le nom de TTIP (Transatlantic
Trade and Investment Partnership) ou TAFTA (Transatlantic Free Trade
Area) est un processus complexe. Il porte en effet sur des droits de
douanes et des normes techniques qui concernent un grand nombre de
secteurs et il va impliquer jusqu’à sa mise en œuvre
de nombreuses parties prenantes (négociateurs, parlements, ONGs,
représentants sectoriels,…). 

Comme toute négociation, celle-ci
comprend des points sur lesquels Français ou Européens peuvent
souhaiter des avancées ou des garanties, par exemple le rejet des
viandes aux hormones (déjà assuré), ou la prise en compte des
sensibilités propres au secteur de l’élevage français…
Insister sur l’importance de ces points et mobiliser ses élus
(notamment européens puisque le traité sera soumis à leur vote)
est tout à fait souhaitable.
Mais cette attention portée aux
différentes composantes de cet accord ne doit pas, à l’inverse,
priver les citoyens européens d’une vision équilibrée sur
l’ensemble de cet accord (portant sur les risques, mais aussi les
opportunités), ni masquer ce que perdraient entreprises et
consommateurs si le projet n’aboutissait pas.
Des enjeux
économiques et stratégiques

L’objet de la
négociation est double : d’abord, simplifier les échanges
(baisse des droits de douane, rapprochement des normes techniques –
par exemple, la longueur du câble requise pour vendre un frigo est
différente en Europe et aux Etats-Unis), ensuite, accélérer les
investissements (en abaissant le coût des transferts de fonds, ou en
simplifiant les investissements européens aux Etats-Unis, et
vice-versa). Les premiers bénéficiaires de cet accord seront les
PME qui sont actuellement freinées dans leur développement à
l’export, faute de moyens pour réaliser les procédures de mise
sur le marché simultanément en Europe et aux Etats-Unis. 
Les plus
grandes entreprises gagneront également (leurs échanges entre
filières sont pénalisés par des droits de douane qui font
doublon), mais étant par définition déjà fortement implantées
sur chaque continent, elles sont déjà fortement impliquées dans le
commerce transatlantique. Un tel accord donnera également à
l’Europe un avantage dans la « guerre des normes ». En
effet, il permettra de définir des standards communs à 800 millions
de consommateurs (300 aux Etats-Unis, 500 en Europe), et ainsi de
« tirer vers le haut » le commerce mondial en poussant
les produits « haut de gamme », les seuls sur lesquels
les européens peuvent la plupart du temps être compétitifs. Cette
stratégie industrielle « de montée en gamme » est clef
pour l’Europe, car elle a tout à gagner à ce que le commerce
mondial se développe autour de produits « haut de gamme »
qui limitent la concurrence avec des pays à bas coûts.
Dans un tel accord, les
bénéfices économiques sont estimés à environ 100 milliards de
dollars pour l’Europe, soit 300 à 500 euros annuels par famille1.
Les entreprises qui auront de nouveaux marchés à l’export
pourront recruter plus et distribuer des revenus supplémentaires.
Les consommateurs achèteront à meilleur prix des produits
actuellement moins chers aux Etats-Unis : en effet, une fois les
marchés unifiés par des normes communes, il deviendra très
difficile de pratiquer des écarts de prix aussi élevés que ceux
que chacun peut constater en se rendant aux Etats-Unis et en
comparant le prix des jeans ou de l’électronique. Chacun a en tête
les bénéfices liés à l’harmonisation des chargeurs de
téléphones portables, et l’intérêt de ne plus avoir des dizaines
de chargeurs différents : l’harmonisation des normes, c’est
aussi cela !
Ajoutons que l’export
représente le principal levier de croissance à moyen terme, le
secteur public réduisant ses dépenses et les consommateurs français
ayant les perspectives d’évolution de leur consommation les plus
basses depuis 40 ans. Or la croissance américaine sera durablement
supérieure pour des raisons notamment démographiques:
mécaniquement, leur demande soutiendra l’activité en Europe plus
que l’inverse.

Négocier sans
naïveté, mais sans paranoïa non plus
Le traité n’existe pas
encore, il fait actuellement l’objet de négociations qui se
poursuivront encore 2 ou 3 ans. La négociation est menée côté
européen, par une équipe de négociateurs de la Commission
européenne, sur la base d’un mandat2
validé par les Etats membres. Son objectif est d’obtenir le
meilleur accord possible autant du point de vue économique
(croissance, emplois et protection des secteurs sensibles) que du
point de vue politique (l’accord fera l’objet d’un vote de la
part du Conseil, du Parlement Européen et de Parlements nationaux,
le texte qui leur sera fourni devra donc être politiquement
suffisamment bon pour être voté).
De par l’existence de
cette longue phase de négociation, le contenu de ces négociation
pose beaucoup de questions :
  • Quel est le rapport
    de force ? L’Union Européenne pèse 16.400 milliards de dollars
    de PIB et possède 500 millions de consommateurs, contre 15.700
    milliards de PIB et 300 millions de consommateurs pour les
    Etats-Unis. Par ailleurs, la balance commerciale entre ces deux
    zones est excédentaire de 125 milliards de dollars en faveur de
    l’Europe. Enfin, s’il est vrai que l’Union comporte 28 Etats,
    les Etats-Unis comportent également 50 Etats dont les attentes sont
    au moins aussi variées que celles des Etats européens (high-tech
    pour certains, agricoles pour d’autres) ;
  • Ces discussions
    sont-elles secrètes ? Tout texte (même un simple projet de
    directive) soumis au parlement contient une phase de consultation
    (où les avis sont recueillis), suivi d’un travail administratif
    (qui fait l’objet de peu de communication, quel que soit le texte)
    puis d’un vote (qui est public, et lors duquel chacun peut saisir
    son représentant). Dans le cadre du TTIP, la négociation avec les
    Etats-Unis constitue l’essentiel du travail administratif. Par
    ailleurs, il s’agit d’une négociation, ce qui impose un minimum
    de secret – même si l’on joue au poker en équipe, annoncer à
    la cantonade à l’avance des coups et l’ensemble de ses cartes
    n’aidera pas à faire la meilleure partie possible…
  • Quelles sont les
    garanties démocratiques du processus de négociation ? Cette
    négociation a fait l’objet d’un mandat (amendé puis validé
    par les Etats membres, disponible sur internet3)
    et d’auditions nationales et européennes (celle qui a eu lieu en
    janvier à Bruxelles a réuni 200 participants dont 40 ONG).
    L’accord ne sera applicable qu’avec l’accord des 28
    gouvernements et un débat, suivi d’un vote en session plénière
    du parlement européen. Les Parlements nationaux auront également
    l’opportunité de se saisir du texte dans le cadre de la procédure
    de ratification. Les associations, notamment celles représentant
    les consommateurs, ont exprimé certaines inquiétudes ; le
    processus, à leur demande, a été adapté pour leur donner une
    plus grande part – ce qui est une excellente chose. Ainsi, la
    Commission européenne a notamment créé un Groupe Consultatif
    composé de 14 experts, dont plus d’un tiers sont issus de la
    société civile et des syndicats.
Processus de discussion
et de mise en place du TTIP
  • L’accord
    offre-t-il aux multinationales la possibilité de poursuivre
    arbitrairement les Etats ? Ce qui est en cause sur ce point, ce
    sont les projets de clause de protection des investisseurs. Pour
    attirer les investissements, donc les emplois, il est préférable
    de garantir les investisseurs contre les risques d’expropriation
    ou de traitement discriminatoire. Les modalités de cette protection
    sont un point qui fait débat, certains y voyant le risque que les
    Etats perdent leur souveraineté en étant soumis à des cours
    arbitrales par des entreprises étrangères. Ce scenario semble peu
    réaliste : l’Allemagne a déjà exprimé qu’elle
    exercerait son véto si ces modalités ouvraient « la
    possibilité que des réglementations destinées à la protection de
    l’intérêt public (…) soient annulées ou contournées4»,
    et la France a tenu une position similaire. Notons par ailleurs que
    des dispositifs de protection des investisseurs sont déjà en
    application dans les 1400 accords conclus par les Etats membres, ce
    qui n’a pas empêché les gouvernements de légiférer librement.
    Il s’agit donc d’un point qui mérite évidemment l’attention,
    mais qui ne justifierait pas d’abandonner les négociations,
    compte tenu des positions fermes tenues par l’Allemagne ou la
    France. La Commission Européenne a d’ailleurs pris en compte les
    inquiétudes des européens, en ouvrant le mois dernier une
    consultation publique à ce sujet.
  • L’accord
    présente-t-il des risques pour la santé publique ?
    Relativisons d’abord les enjeux : aucun des nombreux
    européens qui se rendent aux Etats-Unis pour leurs vacances ou leur
    travail ne considérera que c’est une zone dangereuse. Personne ne
    s’est senti en danger dans un restaurant en Amérique. En
    revanche, frustré devant le faible choix de fromages ou de vins,
    sans doute ! Et c’est justement pour cela que le projet de
    partenariat transatlantique se fixe pour objet de respecter les
    « préférences » des consommateurs. Ainsi, les
    négociateurs prennent en compte le fait que les européens ne
    souhaitent pas de bœuf aux hormones, et que les américains de leur
    côté ne souhaitent pas forcément de foie gras issu d’une
    pratique de gavage intensive. La Commission a ainsi clairement
    expliqué qu’elle ne modifierait pas sa législation relative aux
    OGM dans le cadre de cette négociation. Là encore, il faut
    attendre le résultat des négociations pour se prononcer. Si le
    débat démocratique doit permettre de pointer les zones de risques
    – en revanche celles-ci ne doivent pas être exagérées non plus.
  • La logique de
    l’accord ne va-t-elle pas à l’encontre des objectifs de
    développement durable ? Certains s’inquiètent en effet de
    voir les circuits courts menacés au bénéfice d’importations de
    denrées transatlantiques. Cette question est en fait plus complexe
    qu’il n’y parait : pour le climat, il vaut mieux par
    exemple consommer des tomates venues par bateau du Maroc mais
    cultivée au soleil, que des tomates sous serres chauffées
    acheminées par brouette. Ce n’est donc pas tant l’écart entre
    le lieu de consommation et de production qui compte, mais
    l’empreinte CO2. Sous cet angle, le bon combat est celui pour un
    prix du CO2 plus élevé en Europe et dans le reste du monde, et
    c’est l’objet du sommet mondial sur le climat de Paris en 2015.
    Notons par ailleurs que l’Europe et les Etats-Unis pourront avec
    le TTIP échanger davantage de produits et technologies qui
    contribueront à améliorer l’efficacité énergétique.
Le plus gros
risque : passer à côté d’un accord
S’agit-il au final
d’une solution à tous de nos problèmes économiques ?
Evidemment non. A l’inverse, ce serait un mauvais calcul de
minimiser les gains de l’accord –ils sont d’une centaine de
milliards de revenus supplémentaires par an. On peut relativiser ces
gains (0,3 à 0,5 % du revenu européen), mais 300 à 500 euros de
pouvoir d’achat annuel supplémentaire par famille ne sont pas non
plus à négliger. A l’heure où les européens s’inquiètent de
la perte de revenu liée au chômage, des hausses de coûts liés à
la transition énergétique, et où les finances publiques n’ont
plus de marges pour répondre à ces besoins par l’endettement,
l’Europe ne dispose pas d’autre levier apportant un bénéfice
comparable. Poussée à son extrême, la logique visant à rejeter le
commerce international coûterait d’ailleurs très cher aux français
– de 1200 à 3600 euros/an5
pour chaque ménage.
Certes,
le bénéfice exact dépendra de l’issue de la négociation :
plus le partenariat aidera l’Europe et les Etats-Unis à « gagner
la guerre des normes », plus il permettra de développer les
échanges dans les secteurs bénéfiques aux Européens, plus il
gérera de façon progressive et mesurée l’augmentation
transitoire de la concurrence dans les secteurs sensibles, et plus
les bénéfices à long terme seront grands pour les français.Il est
à la fois nécessaire et important d’écouter les voix – ONG,
experts, représentants sectoriels – qui pointent des améliorations
possibles. Mais il est également important de garder une vision
d’ensemble, et de veiller à ce que ce débat serve à obtenir un
traité aussi favorable que possible à nos entreprises exportatrices
et aux consommateurs, et aussi respectueux que possible de nos
« préférences », tout en veillant à ne pas bloquer la
négociation. En effet, pour la grande majorité des français, le
plus gros risque serait de passer à côté de cet accord.
Vincent Champain, Tanguy
Marziou et l’ensemble des membres du groupe « Mondialisation »
de l’Observatoire du Long Terme (https://longterme.org)
1

http://trade.ec.europa.eu/doclib/docs/2013/march/tradoc_150737.pdf
2
Traduction en français disponible ici :
http://www.contrelacour.fr/marche-transatlantique-le-mandat-definitif-de-negociation-de-la-commission-europeenne-traduit-en-francais/
3 http://www.contrelacour.fr/marche-transatlantique-le-mandat-definitif-de-negociation-de-la-commission-europeenne-traduit-en-francais/
4 Courrier
du 26 Mars de Sigmar Gabriel, ministre allemand de l’Economie à
Karel de Gucht.
5
Cf « Not made in
France », http://www.cepii.fr/PDF_PUB/lettre/2013/let333.pdf
À propos

Dédié à l'analyse des questions économiques, sociales et environnementales de long terme, L'Observatoire du Long Terme se fixe pour objectif de donner davantage de visibilité à ces enjeux dans le débat public. Dans ce contexte, il donne la parole à des contributeurs variés, avec pour seul critère le caractère étayé des arguments présentés.

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