Publié dans l’Opinion, édition du 4 juin 2020
Imaginons un arrêt de l’activité économique aussi fort qu’au mois d’avril, mais qui durerait durant toute l’année. Les émissions de gaz à effet de serre (GES) baisseraient alors d’un tiers, et il resterait deux tiers du chemin à parcourir pour arriver à l’objectif de « zéro émissions nettes » (ZEN). Le confinement de 2020, qui n’a heureusement concerné qu’une fraction de l’année et certaines zones géographiques, aura réduit les émissions de moins de 10 % selon l’Agence internationale de l’énergie. Cet effort a été largement amorti par les mesures de soutien décidées par les gouvernements, qui se traduiront en France par une hausse de la dette publique d’au moins 15 % du PIB, soit près de 20 000 euros par ménage imposable. Autrement dit, cette réduction des émissions de 10 % sera essentiellement payée à crédit.
Les pessimistes en déduiront que rien n’est possible et qu’il vaut mieux renoncer aux objectifs climatiques. Les optimistes en tireront au contraire plusieurs enseignements. D’abord, que la décroissance n’est pas une voie réaliste pour l’objectif ZEN. Ensuite, que l’arrêt de l’économie a pu constituer une réponse temporaire mais non soutenable à l’évolution exponentielle d’une pandémie. La solution de long terme consiste à cibler les efforts sur les moyens de permettre à l’économie de fonctionner au mieux tout en s’attaquant aux vecteurs de la pandémie : réduction des contacts (gestes barrière, masques, lissage des heures de pointe, recours au télétravail), meilleure connaissance du virus et recherche d’un vaccin…
De la même façon, la réponse de long terme aux enjeux climatiques consiste non pas à réduire le PIB mais à diminuer drastiquement les émissions de carbone par unité de PIB, notamment en remplaçant les sources d’énergie carbonée par des sources non carbonées. Cela suppose des évolutions fortes de notre appareil productif et des innovations majeures, qui reposent sur deux piliers. D’abord, une croissance suffisante pour financer ces dépenses d’innovations et les transformations qui iront avec. Ensuite, une visibilité de long terme sur le coût des stratégies basées sur des énergies carbonées, sans laquelle il sera impossible d’investir dans des technologies qui peuvent mettre des décennies à produire leurs bénéfices.
Convaincre les ménages de renoncements majeurs au nom du climat sera d’autant plus difficile que les pays qui feront le choix de cibler les efforts sur la cause – les émissions – plutôt que d’asphyxier leur économie seront là pour rappeler en permanence que c’est la meilleure solution
Si l’on recherche des mesures de rupture, pourquoi ne pas mettre en place un prix plancher sur le pétrole européen, aux effets compensés pour les ménages modestes ? On sait en effet que les mécanismes de prix carbone fonctionnent mal en période de croissance réduite ou de prix du pétrole négatif. Son revenu pourrait être suffisant pour rembourser la « dette coronavirus » en une ou deux décennies, et décourager les spéculations sur son non-remboursement en cas de ralentissement économique.
A l’inverse, la décroissance nous garantit à la fois le non-respect des objectifs ZEN, une baisse de notre niveau de vie économique moyen et une crise sociale majeure. En effet, cette baisse poserait des questions à plusieurs centaines de milliards du type : à quoi doit-on renoncer ? Les réponses à une telle question seront nécessairement très contrastées entre les ménages, et se traduiraient par des insatisfactions et des risques d’instabilité sociale majeurs. Notamment de la part de ceux dont le revenu sont bas ou de la majorité des Français qui, sans adhérer forcément aux méthodes des Gilets jaunes, ont demandé à Emmanuel Macron de ne pas opposer la fin du monde et la fin du mois. Convaincre les ménages de renoncements majeurs au nom du climat sera d’autant plus difficile que les pays qui feront le choix de cibler les efforts sur la cause – les émissions – plutôt que d’asphyxier leur économie seront là pour rappeler en permanence que c’est la meilleure solution.
On doit souhaiter que la crise sanitaire soit rapidement sous contrôle. Nous serons alors confrontés à trois crises supplémentaires. D’abord, une crise économique, dont l’ampleur sera intimement liée à notre capacité à redémarrer l’économie. Ensuite, une crise financière, qui nous poussera à faire des choix pour assumer une dette largement augmentée et diversement répartie en Europe. Enfin, une crise climatique, que nous ne pourrons aborder sereinement qu’en ayant résolu efficacement les crises précédentes.
Gilbert Cette est professeur d’économie associé à l’Université d’Aix-Marseille et Vincent Champain est cadre dirigeant et président de l’Observatoire du Long Terme, think tank dédié aux enjeux de Long Terme.