Publié dans l’Usine Nouvelle
La complexité des grands projets d’ingénierie renvoie à la difficulté pour l’esprit humain à en saisir tous les aspects simultanément. Les cas modérément complexes nécessitent l’intervention d’un spécialiste sur l’expertise duquel repose la valeur de l’entreprise – un très bon soudeur scaphandrier coûte ainsi plus de 150.000 euros. Les cas les plus difficiles se rencontrent par exemple dans l’industrie nucléaire ou aérospatiale. Ils sont tels qu’aucun esprit humain ne peut seul en maitriser et comprendre l’ensemble des détails. La performance repose alors non pas sur un expert, mais le management d’une organisation d’experts et sur la capacité à assurer un niveau de confiance et de solidarité fort entre les différents acteurs, de façon à ce que toutes les composantes du système respectent l’intégralité des exigences prévues. Dans le cas contraire, un défaut sur une pièce mineure peut causer un désastre, comme ce fut le cas pour le joint torique de la navette Challenger (https://en.wikipedia.org/wiki/Space_Shuttle_Challenger_disaster#O-ring_concerns).
La gestion de cette complexité présente trois types d’enjeux :
- d’abord, essayer de simplifier le problème. L’une des voies possible est celle de la standardisation : utiliser des composants « sur étagère » aux comportements bien connus, éventuellement produits à grande échelle pour d’autres usages, plutôt que faire produire sur mesure des composants spécifiques ou pour d’autres modèles. C’est cette démarche qui a permis à Space X de réduire radicalement les coûts et les délais de construction de ses lanceurs (cf https://futurism.com/spacex-launch-cost-less-nasa) ;
- ensuite, assurer que les exigences portant sur l’ensemble du système soient connues et respectées de tous, et recenser scrupuleusement les modes de preuves qui assurent le respect des exigences. Par exemple, une épaisseur de métal ou une qualité de joint torique permettant de résister à une pression. Dans le monde « pré-numérique », cette tâche se traduisait par une montagne de papier. Désormais, des logiciels – par exemple un PLM ou un outil d’ingénierie system – permettent de faciliter ces tâches ;
- enfin, assurer que la complexité du processus reste maîtrisée par l’ensemble des acteurs de la chaîne, notamment celui qui devra fabriquer. En effet, il est tout à fait possible d’aboutir à une « avalanche de papier » dans laquelle le régulateur, puis le client, puis l’ensemblier, puis les fournisseurs de rang 1, répercutent à l’échelon en dessous du leur un nombre croissant d’exigences. Cette avalanche se traduira in fine par une documentation volumineuse et complexe car chacun se souciera d’ajouter ses attentes à celles des autres acteurs, mais personne ne se souciera que l’ensemble soit simple et utilisable pour réaliser la fabrication des produits. Il s’ensuivra des défauts et des problèmes de fabrication en apparence liés à des erreurs des opérateurs situés au bout de la chaine et responsables de la fabrication, mais en réalité liés à un processus dans lequel les acteurs présents se liguent pour produire des exigences inadaptées à une fabrication sans défaut.
Le rôle du numérique est le plus important pour la deuxième phase de recensement des exigences et des preuves associées. Il va également jouer un rôle sur les deux autres phases, mais ces dernières relèvent avant tout de question d’organisation : les réduire à une question d’outil numérique pourra être contre productif – par exemple un outil facilitant le recensement des exigences peut « pousser au crime » en facilitant la multiplication d’exigences irréalistes, et empirer la situation.