Publié dans Option Finance le 14/01/2022
En apparence, l’innovation technologique se porte bien avec plus de dix milliards de fonds levés pour des entreprises françaises en 2021 et un nombre record de 23 licornes qui ont dépassé une valorisation de plus d’un milliard d’euros. Le phénomène n’est pas limité à la France : la tendance est similaire ailleurs en Europe où les investissements ont dépassé 100 milliards en 2021 pour la première fois, la France se plaçant en troisième position après le Royaume-Uni et l’Allemagne.
Comme à chaque fois que les investissements technologiques battent des records, la question se pose de savoir si cette situation est durable ou s’il s’agit d’une bulle qui se prépare à éclater. Pour savoir si les valorisations technologiques sont basées sur une valeur réellement créée pour l’économie, il faut séparer la valeur des sociétés technologiques en trois composantes : d’abord, la valeur intrinsèque, qui correspond à ce que la technologie pourra réellement apporter en terme de productivité à l’économie, ensuite, la prime au temps long, qui disparaitra avec la hausse des taux et qui se situe actuellement à des niveaux historiques du fait de la faiblesse des taux d’intérêt et enfin, la prime liée à la hausse des investissements dans le non cotés, dont le montant à doublé depuis dix ans.
La valeur intrinsèque des solutions apportées par les sociétés de technologie est indéniable. Le fait que la productivité mondiale bénéficie largement de l’apport des technologies numériques apparaît désormais clairement dans les analyses macroéconomiques : certaines études estiment cet apport jusqu’à 86% de la productivité américaine et seulement un tiers de cette valeur en Europe. A un niveau plus microéconomique, il est évident par exemple que le cloud offre des gains de productivité très élevés : c’est ainsi qu’une équipe de quelques bénévoles a pu développer et déployer “Vite ma dose” pour des millions de personnes sans moyens significatifs, à l’inverse des services compétents, englués dans le papier, les technologies et les méthodes de la génération précédente. Il ne fait aucun doute que nous sommes encore loin de la pleine utilisation de ces technologies et qu’elles auront un impact massif sur la productivité. Il est malheureusement plus difficile de quantifier ces gains, et de déterminer à l’avance où seront les gagnants et les perdants.
En revanche, on peut sans risque prévoir que les principaux gagnants ne seront pas les mêmes selon le niveau de maturité des technologies concernées. Pour toute technologie, ces gagnants peuvent être les purs players (capable de déployer rapidement ces technologies et de les comprendre avant les autres), les fournisseurs de technologie (cloud, solutions pour le Big Data, services,…), les acteurs en place (plus lents mais disposant des savoir-faire métier et de l’accès aux clients) ou enfin leurs clients. Qu’il s’agisse de l’électricité, de la machine à vapeur ou d’internet, la nature des gagnants principaux a toujours suivi un cycle : en phase d’émergence, à l’apparition d’une nouvelle technologie, les gagnants sont les entreprises spécialisées, seules à y trouver un intérêt suffisant. Au fur et à mesure du développement de l’intérêt pour cette technologie, elle entre en phase d’accélération : les entreprises de service se taillent alors la part du lion tout en contribuant à pousser leurs clients à lancer des projets (stratégie Big Data, proof of concept IA ou process mining,…) dont un nombre croissant finira par générer des surinvestissements aux résultats décevants. Quand la part des déceptions devient trop grande, on assiste à l’éclatement de la bulle technologique, suivie de l’entrée à moyen terme dans une phase de maturité dans laquelle les bons usages de la technologie sont mieux identifiés – et les investissements par conséquents plus ciblés. Les usages utiles de la technologie étant mieux connus, ce sont alors les acteurs en place qui reprennent l’avantage : savoir utiliser la technologie n’est plus un réel avantage distinctif, ce qui compte c’est de disposer d’avantages compétitifs (brevet, savoir-faire, marque, …) et d’utiliser les technologies disponibles pour les valoriser. La technologie atteint alors sa valeur intrinsèque : elle est utilisée pour ce qu’elle peut apporter réellement, une fois retombé l’optimisme excessif des “pitchs” des conseilleurs non payeurs. A long terme, la technologie entre enfin dans une phase de banalisation et devient une “commodité” comme l’est aujourd’hui l’électricité par exemple. L’essentiel de son bénéfice est alors passé aux consommateurs, sous réserve que les autorités de concurrence veillent à ce que ce soit le cas.
Où en sommes-nous dans le cycle technologique ? La réponse dépend de la technologie – l’intelligence artificielle, le e-commerce ou la numérisation des processus industriels ne se situent pas actuellement au même niveau de maturité. Pour l’intelligence artificielle, nous nous situons au début de la fin de la deuxième phase : Gartner estime que la grande majorité des usages promis par l’intelligence artificielle (ou plutôt par les sociétés de service qui proposent des projets à leurs clients) sont actuellement dans la phase où ils vont d’abord décevoir avant de réellement trouver leur place. Pour d’autres, nous sommes déjà en phase de maturité : la réalisation d’un site de e-commerce ou la capacité à se faire référencer sur une plateforme existante sont désormais à la portée de tous.
A cette valeur intrinsèque de la technologie s’ajoute actuellement une “prime au temps long”, liée à la baisse des taux à des niveaux historiquement bas. Or la valeur économique d’une entreprise est égale à la valeur de ses flux de revenus futurs divisés par la valeur du temps (le taux d’actualisation) : plus le prix du temps est faible, plus la valeur des titres qui distribuent des revenus éloignés ou croissants dans le temps augmente. Les valeurs technologiques et de croissance sont les premières bénéficiaires de cette “prime au temps long”, et elles feront le chemin en sens inverse lorsque les taux remonteront un peu. Les hausses de taux étant déjà annoncées aux Etats-Unis et anticipées en Europe, ce n’est qu’une question de temps.
Les investissements technologiques bénéficient également de l’évolution de l’investissement dans le non coté : déçus par les rendements offerts par les investissements cotés, les gestionnaires d’actifs ont doublé leurs investissements dans le non coté durant la dernière décennie. C’est particulièrement vrai pour les gestionnaires de fonds de pension, condamnés à présenter des stratégies permettant d’atteindre un rendement de 7% dans un monde qui croit de 3% par an. L’avenir devra répondre à une question essentielle : l’augmentation massive de l’investissement dans le non coté tiendra-t-elle ses promesses et bénéficiera-t-elle aux actionnaires (sous la forme de rendements net des frais supérieurs à ceux des autres investissements), aux sociétés de gestion (qui pratiquent des niveaux de frais très supérieurs aux autres classes d’investissement, sans toujours ajouter une contribution déterminante à la création de valeur des entreprises concernées), ou aux fondateurs (qui bénéficient de la concurrence entre investisseurs) ? La réponse à cette question sera liée à la résolution de la “prime au temps long” : les fonds qui ont investi en payant cette prime depuis quelques années, mais qui ne la retrouveront pas dans leur prix de cession auront du mal à afficher des rendements élevés. Il est évidemment difficile d’estimer l’impact de cette hausse de la demande pour des sociétés non cotées sur la valeur des sociétés technologiques mais si l’on prend pour base l’indice Argos Mid-market depuis dix ans et l’on déduit la prime de temps long, il reste une hausse de 20 à 30% qui pourrait être liée à la hausse de la concurrence entre fonds.
Au total, il est évident que la vague technologique actuelle aura un impact durable sur l’économie – des services nouveaux, de la productivité supplémentaire et une meilleure utilisation des ressources non renouvelables. Mais pour savoir comment en tirer partie, il faut tenir compte de deux facteurs. D’abord, le fait qu’une partie importante des valorisations actuelles est liée à des facteurs conjoncturels qui ne résisteront pas à une future correction de marché. Ensuite, le fait qu’en fonction de la position d’une technologie dans le cycle – émergence, accélération, maturité ou banalisation – il vaut mieux être du côté des entrepreneurs, des sociétés de service, des acteurs historiques ou des clients.