Gérer le biais technologique pour ne pas le subir

Publié dans Les Echos le 9/4/2024

Accepterions-nous une technologie qui améliore l’accès à la santé, à l’éducation et réduit l’isolement dans le monde mais au prix de 1,2 million de morts par an ? Cette technologie existe : c’est l’automobile. Elle ne bénéficie pas à tout le monde de la même façon. Certains ont les moyens d’avoir des véhicules plus puissants et mieux entretenus ou ont accès à des routes en excellent état. D’autres sont plus touchés par le bruit, la pollution ou les accidents.
Toutes les innovations majeures – moteur thermique, robots, microprocesseurs… – ont apporté des gains massifs. Un tracteur est trois fois plus productif par dollar investi qu’un cheval et on trouve son chemin plus facilement avec un GPS qu’avec une carte. Ces gains se démocratisent à long terme, mais au début, certains en bénéficieront plus vite que d’autres : c’est le biais technologique. Ceux qui ont la chance de maîtriser les précurseurs d’une innovation sont mieux placés : l’entreprise Peugeot s’est lancée avant d’autres dans l’automobile parce qu’elle était déjà présente dans la mécanique. De même, ceux qui maîtrisent les méthodes mathématiques ou informatiques de l’IA seront plus rapides à en tirer les bénéfices. Ceux qui ont les moyens d’investir sont favorisés – un tracteur coûte plus cher qu’un cheval, un GPS plus cher qu’une carte. Enfin, beaucoup d’innovation donnent une avance temporaire sur le régulateur à ceux qui contournent la loi – le « gang des tractions avant » a tiré parti de l’automobile, les escrocs utilisent l’IA pour tromper leur victimes et d’autres produisent des armes avec des imprimantes 3D. Certains Etats manipulent les réseaux sociaux à grande échelle, leur capacité à exploiter la technologie prenant de vitesse notre faculté à prendre du recul sur les sources d’information numériques.
Ces biais sont au centre des discussions sur l’intelligence artificielle. Ils créent un clivage entre les gagnants de la technologie et ceux qui craignent d’en faire les frais. Tous les métiers impactés par l’IA ne sont pas dans la seconde catégorie : l’IA va remplacer une partie du travail des développeurs informatiques, mais ces derniers verront le nombre de projets proposés se démultiplier. Ceux qui orchestrent le changement sont moins inquiets que ceux qui le subissent : les radiologues sont conscients que leur métier évoluera fortement mais rassurés de rester maîtres de ce changement et de conserver un rôle clef face aux patients. À l’inverse, beaucoup de salariés de centres de relation client devront un jour chercher un emploi différent. Un autre risque déjà évoqué dans ces colonnes est celui de la bureaucratisation : confier à l’IA des tâches qui auraient du rester humaines condamnera les cas les plus complexes à une boucle infinie avec un chatbot.
Notre premier enjeu est d’éviter de nous focaliser sur le court terme au détriment du long terme : l’IA apportera une productivité bienvenue en ces temps de tensions sur le pouvoir d’achat. Cette productivité sera d’autant plus importante que l’Etat, les entreprises et les citoyens utiliseront ces technologies. Or il est plus facile de concevoir une loi en réponse aux inquiétudes sur l’IA qu’une stratégie qui nous mette au niveau de nos concurrents (la R&D d’Amazon et de Microsoft représente 25 fois le budget du CNRS) ou qui nous positionne sur les secteurs à haute valeur ajoutée (les marges de certains services cloud ou des processeurs GPU dépassent 300%). Le deuxième enjeu est de réduire la fracture numérique et aider nos concitoyens à utiliser ces outils, en accompagnant la transition de ceux dont elle remplacera les emplois. Troisième enjeu : nos démocraties se sont construites en garantissant la liberté d’expression mais la numérisation de l’information et la démultiplication des sources peu régulées ne permettent plus de garantir la neutralité d’accès à ces expressions ou leur confrontation aux faits. Certains exploitent activement cette faiblesse pour nous déstabiliser. Les deux derniers enjeux sont des conséquences du biais technologique. Nous devrons les traiter pour diffuser largement les bénéfices de l’intelligence artificielle.

À propos

Dédié à l'analyse des questions économiques, sociales et environnementales de long terme, L'Observatoire du Long Terme se fixe pour objectif de donner davantage de visibilité à ces enjeux dans le débat public. Dans ce contexte, il donne la parole à des contributeurs variés, avec pour seul critère le caractère étayé des arguments présentés.

L'Observatoire est indépendant, ne reçoit aucune aide financière et repose sur le volontariat de ses contributeurs, de son bureau, présidé par Vincent Champain et Bruno Fuchs.

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