Publié dans Les Echos.
Alexandre Grothendieck, l’un des esprits les plus brillants du 20e siècle, résumait ainsi l’opposition entre l’amélioration à la marge et les changements plus radicaux : « j’ai eu l’occasion (…) de rencontrer bien des gens (…) qui visiblement étaient beaucoup plus brillants, beaucoup plus « doués » que moi. Je les admirais pour la facilité avec laquelle ils apprenaient, comme en se jouant, des notions nouvelles, et jonglaient avec comme s’ils les connaissaient depuis leur berceau – alors que je me sentais lourd et pataud (…) Pourtant, avec le recul de trente ou trente-cinq ans, je vois qu’ils n’ont pas laissé́ sur la mathématique de notre temps une empreinte vraiment profonde (…) Ils sont restés prisonniers sans le savoir de ces cercles invisibles et impérieux, qui délimitent un Univers dans un milieu et à une époque donnée. »
En matière de comptes publics, il est plus simple de jouer avec les tuyaux fiscaux (un article de loi suffit) que de repenser les structures (faire évoluer les organisations pour mieux responsabiliser ou déployer des démarches d’efficacité opérationnelle ne se font pas en quelques mois). Réduire le déficit tient de la plomberie à court terme (trouver des taux à augmenter, des options comptables créatives ou ajuster le nombre d’emplois aidés) mais obtenir des résultats durables relève de l’architecture – par exemple questionner les périmètres (veut-on utiliser les fonds publics pour offrir des mangas via le pass culture ou des cures thermales alors que l’assistance alimentaire d’urgence relève d’associations financées par des dons privés) ou faire évoluer la culture (donner plus de latitude aux unités opérationnelles pour résoudre les difficultés d’application des textes, valoriser dans les carrières l’obtention de résultats sur le terrain, retenir ou faire revenir ceux qui en sont capables, mettre en place une évaluation plus équilibrée entre le niveau aux dépenses réalisées et l’ampleur des améliorations de la valeur des services rendus…).
Peu de sujets incarnent mieux le tiraillement entre le court terme et le long terme que le coût du travail peu qualifié. Pour ceux qui ignorent tous les chapitres de cette histoire, un petit rappel : après des années de plomberie – hausse des cotisations et du SMIC entraînant une hausse du chômage peu qualifié – la France a fini depuis trente ans par se doter d’une architecture pour soutenir les revenus des moins qualifiés sans les exclure de l’emploi : la prime pour l’emploi (qui augmente le revenu sans peser sur le coût du travail) et les exonérations au SMIC. Loin d’être des aides, ces dernières retirent des salaires des prélèvements qui n’auraient jamais dû y être en France et n’y sont pas ailleurs. Et l’évolution de leur coût est théorique – va-t-on recalculer le coût de la suppression de la gabelle à chaque augmentation du prix du sel ? L’idéal serait de basculer toutes ces cotisations sur d’autres assiettes – une TVA sociale par exemple. Le moins pire est de ne les retirer qu’au niveau du SMIC, au prix d’un théorique frein sur les augmentations de salaire.
On nommait jadis « préférence française pour le chômage » le consensus consistant à augmenter le coût des bas salaires en feignant d’en ignorer l’effet sur le chômage. Il y aurait une responsabilité historique dont les conséquences économiques et sociales se mesureront d’ici quelques années à faire renaître cette préférence en réduisant ces exonérations. Et ce, alors que le chômage des moins diplômés dépasse 13% (40% à moins de 4 ans sur le marché du travail), que l’indexation du SMIC induite par la récente poussée d’inflation a fortement augmenté le risque d’exclusion des peu qualifiés de l’emploi et que la conjoncture se durcit.
Michel Barnier hérite d’une situation, d’un horizon temporel et d’une majorité peu propices aux évolutions radicales. Il faut donc saluer les mots de Pierre Mendès-France qu’il a rappelés lors de son discours de politique générale : ne jamais « sacrifier l’avenir au présent », et lui souhaiter de trouver auprès de l’opinion publique le nécessaire support politique pour l’architecture et la préférence pour le long terme dont il aura besoin.