jeudi, juin 26, 2025

Désinformation en ligne : la démocratie va à cheval, ses ennemis prennent l’autoroute

Publié dans l’Opinion, le 24 juin 2025.

Dans une décision de 2009, le Conseil Constitutionnel a reconnu qu’en l’état actuel des moyens de communication et eu égard au développement généralisé des services de communication au public en ligne ainsi qu’à l’importance prise par les services numériques pour la participation à la vie démocratique et l’expression des idées et des opinions, ce droit implique la liberté d’accéder à ces services. En effet, notre façon de nous informer a changé : les réseaux sont la première source d’information des jeunes et une source importante pour les plus âgés. Le lieu de nos débats s’est déplacé de la table familiale ou du café du commerce à TikTok, X ou Discord. Nos débats ont perdu en sérénité : l’étude « Colère, polarisation et politique TikTok » note une hausse de la polarisation des débats parlementaires, attribuée à la tendance des médias numériques à « amplifier le buzz ». D’autres études mettent en parallèle la progression des réseaux sociaux et la dégradation de l’état mental des jeunes, notamment des jeunes femmes.

Du fait des progrès de l’intelligence artificielle, il devient difficile de distinguer les robots des personnes réelles, et surgissent dans le débat public des armées de trolls robotisés, qui visent à imposer leur récit (ils se multiplient autour des interventions sur l’Ukraine par exemple) ou à attaquer les auteurs de messages contraires à leur position.

La démocratie va à cheval, ses ennemis prennent les autoroutes de l’information.

Il n’est pas nouveau que certains soient plus prompts que d’autres à utiliser des nouveaux médias dans leur campagne : Pulitzer utilisa son journal pour diffamer un candidat présenté contre lui.  Sur internet, Barack Obama fut l’un des premiers à gagner une élection, ayant su faire une meilleure campagne sur internet que le camp républicain. En 2024, c’est Donald Trump, dans un style différent et aidé par Elon Musk, qui a pris l’avantage sur le web. Ceux qui organisent des opérations d’influence depuis l’étranger peuvent désormais réduire massivement le coût de ces opérations grâce à l’intelligence artificielle et à des comptes robotisés – bien meilleur marché et plus discrets que le recrutement d’agents. En France, le piratage des messageries en ligne d’En Marche entre les deux tours a cherché à influencer les résultats de la présidentielle de 2017. En Roumanie, en Pologne ou ailleurs, ces opérations ont fait basculer des élections. En Suède, elles ont contribué à attiser les tensions raciales.

Or la façon dont nous organisons la démocratie n’évolue pas au même rythme que les opérations d’influence : 16 ans après la décision du Conseil Constitutionnel, et alors que 95% des Français ont accès à internet, la majorité des électeurs n’a pas reçu les documents d’information électorale lors des Européennes de 2024, envoyés par la Poste. L’action des députés s’organise autour de leur permanence physique mais peu disposent d’une plateforme internet leur permettant de consulter leurs électeurs ou de recueillir leur avis autrement que par mail. Quand ils en ont une, ils ont dû l’improviser au lieu de disposer d’une plateforme commune, infiniment moins coûteuse et correctement sécurisée. La cellule de base de notre démocratie, la circonscription, reste définie depuis deux siècles comme la zone parcourue en une journée de cheval à partir de la préfecture. Plus généralement, le rapport récent de l’Observatoire du Long Terme[1], montre que nos institutions vont au rythme du cheval quand ses ennemis prennent les autoroutes de l’information.

Un biais dans la démocratie principalement dû au retard technologique des institutions 

C’est un problème à deux titres : d’abord ce retard crée des biais entre candidats ou partis. Or il serait préférable que les élections se gagnent sur les projets et la crédibilité à les mettre en œuvre, plutôt que sur la compétence du DSI ou du Community Manager. Car c’est précisément ce qui arrive : dans « Les ingénieurs du chaos », Giuliano da Empoli signale plusieurs cas de « néocandidats » qui ont remporté des élections en utilisant de façon intensive des méthodes de marketing digital. Les raisons qui nous poussent à plafonner les dépenses des campagnes et à les rembourser, devraient nous pousser à réduire ce type de biais, probablement davantage en permettant à tous les candidats d’utiliser ces outils plutôt qu’en tentant de les interdire.

L’autre problème est que nous sous-utilisons massivement le potentiel du numérique pour renforcer la démocratie. En effet, les campagnes de désinformation virtuelles prospèrent sur un défaut d’information, d’écoute ou de réponse à des problèmes réels – l’inquiétude des gilets jaunes sur les prix de l’essence ou la multiplication de normes technocratiques par exemple. Ce sujet n’est pas nouveau : l’excès de centralisme de nos institutions et la défiance induite par ce centralisme ont déjà été largement commentés, comme le notaient il y a 30 ans Peyrefitte à droite dans « La société de confiance » ou Bourdieu à gauche dans « La misère du monde ». Désormais le numérique permet d’exprimer des problèmes mal traités par nos institutions de l’ère du cheval. Da Empoli montre ainsi comment des candidats trouvent un électorat en compilant ce type de revendications – de l’impact des normes environnementales jusqu’au prix de la nourriture pour animaux. Il n’y a rien d’anormal dans une démocratie représentative à ce que les électeurs mécontents se fédèrent autour d’un représentant. Or le numérique permet de fédérer des groupes que la géographie des circonscriptions ne suffit pas à représenter, ce qui est une bonne chose – sous réserve que l’on puisse ensuite avoir un débat sur la priorité à donner aux multiples enjeux catégoriels par rapport à des enjeux de plus long terme comme les déficits des comptes publics. De la même façon, le Covid nous a montré l’intérêt d’ouvrir largement et rapidement l’accès aux données : rien n’entretient plus le doute qu’une information opaque ou un ministère de la Vérité, seul autorisé à analyser ou à commenter. La réponse d’une démocratie libérale à un afflux de désinformation n’est pas de réduire la liberté d’expression, c’est d’assurer que le flux d’informations correctes est suffisant !

Les normes d’internet ne sont pas toutes techniques.

Pour qui croit à la liberté d’expression et au débat, il est difficile de ne pas être frustré de voir le numérique pointé comme un problème, alors que l’on attendait l’inverse d’une technologie qui facilite l’expression et y donne accès d’où qu’elle vienne dans le monde. Ceux qui ont connu internet avant sa bulle noteront cependant que certains des phénomènes qui polluent nos échanges ne sont pas nouveaux. La RFC1855 décrit ainsi la « netiquette », un standard de bonnes pratiques à adopter pour conserver une certaine sérénité dans les échanges sur internet. Perdue au milieu de normes plus techniques (elle est précédée par la RFC1854 qui définit un protocole d’envoi de commandes de messageries multiples) et malheureusement oubliée, elle répondait à une préoccupation qui reste d’actualité : éviter que la spontanéité des échanges numériques ne dégénère en torrents d’agressivité.

Sans entrer dans le détail des recommandations du rapport cité plus haut, il est stérile de se focaliser sur les « ingénieurs du chaos ». Si certains excès doivent être sanctionnés (comme le soutien d’un candidat à la visibilité sur internet par des moyens financiers non déclarés), l’enjeu est avant tout celui des raisons qui rendent ce chaos possible. Notamment le fait que ceux qui dirigent les plateformes ne se soucient plus des motifs qui avaient inspiré la RFC1855 – d’autres doivent donc le faire. Mais aussi le fait que nous utilisons trop peu les possibilités d’internet pour renforcer la démocratie – ce qui laisse autant d’opportunités pour les ennemis des démocraties libérales.  


[1] “Manipulation et polarisation de l’opinion : réarmer la démocratie pour sortir du chaos“, Observatoire du Long Terme (www.longterme.org)

À propos

Dédié à l'analyse des questions économiques, sociales et environnementales de long terme, L'Observatoire du Long Terme se fixe pour objectif de donner davantage de visibilité à ces enjeux dans le débat public. Dans ce contexte, il donne la parole à des contributeurs variés, avec pour seul critère le caractère étayé des arguments présentés.

L'Observatoire est indépendant, ne reçoit aucune aide financière et repose sur le volontariat de ses contributeurs, de son bureau, présidé par Vincent Champain et Bruno Fuchs.

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