Publié le 21 octobre dans l’Opinion.
Imaginez qu’un entrepreneur invente un procédé innovant pour réaliser en France des jeans à des prix compétitifs. Il serait sans doute présenté comme un héros, capable d’aider la France à faire jeu égal avec les pays à bas coûts. Supposons qu’un journaliste s’introduise sur le site de production pour constater que le procédé revient en fait à expédier le tissu en Asie puis à réceptionner les produits finis. D’innovateur de génie, notre entrepreneur deviendrait un traître délocaliseur. Et pourtant, il y a peu de différences entre améliorer la productivité par une idée qui réduit le coût de certaines tâches ou grâce à un partenaire étranger qui les réalise pour moins cher.
Les échanges internationaux ont eu sur l’emploi textile en France le même effet que l’électricité sur l’industrie de la bougie, le changement de goûts des consommateurs sur l’industrie du pin’s, la concentration du commerce sur l’artisanat ou le numérique sur l’envoi de courriers. Dans chaque cas, des emplois ont disparu et d’autres sont apparu. Soumis aux mêmes évolutions, d’autres pays ont 5 % de chômage. Plus élevé en France, il touche particulièrement les jeunes, les peu qualifiés ou les immigrés depuis longtemps, bien avant qu’internet ne se démocratise.
Chaque année, la France détruit 15% de ses emplois pour en recréer à peu près autant. Notre économie s’est ouverte sur le monde, l’accès à l’innovation s’y est démocratisé, l’information des consommateurs s’élargissant le changement de leurs goûts s’est accéléré et globalisé alors que la concurrence entre entreprises pour y répondre s’est accentuée. Or notre modèle social reste majoritairement basé sur le maintien des statuts (protection des droits, indemnisation sur le revenu de l’emploi perdu) plus que l’accompagnement les transitions (donner les moyens matériels de reconstruire un projet professionnel, orienter et accompagner dans la recherche d’emploi).
Cette incohérence, jadis imputée à la mondialisation, est connue depuis longtemps[1]. Les solutions ont été débattues, du rapport Boissonnat sur « le travail dans 20 ans » en 1995, en passant par la sécurisation des parcours professionnels[2] jusqu’à la valorisation de la recherche active d’emploi[3]. Pourtant, peu de choses ont bougé. Les moyens restent davantage consacrés à l’indemnisation qu’à l’accompagnement (et la création du RSA n’a pas amélioré cette situation), le volume et la qualité de l’accompagnement des demandeurs d’emploi reste très inférieure à celle des pays nordiques, les réformes de l’orientation ou de la formation professionnelle promises à chaque campagne n’ont pas vu le jour, et les possibilités offertes par le numérique pour la recherche d’emploi ou la formation restent sous-utilisées.
Pire, le débat s’est clivé au point d’oublier l’essentiel. Il y a quinze ans on parlait de « flexisécurité », soit plus de souplesse pour les entreprises, et un meilleur accompagnement des salariés en transition. Aujourd’hui, le débat se réduit à la flexibilité. Or il est évidemment nécessaire de rendre nos règles sociales plus efficaces, car mieux adaptée aux besoins économiques. Mais il est tout aussi urgent d’augmenter significativement le nombre et la qualité des heures d’accompagnement fournies à chaque demandeur d’emploi, la qualité de l’orientation donnée à un jeune en phase d’orientation, ou un moins jeune qui doit reconsidérer ses choix professionnels et l’efficacité de notre système de formation.
Maintenir le statu quo sur des emplois qui n’ont plus de sens économique mène au chômage. Au contraire, protéger le salarié c’est l’aider à identifier de façon proactive le meilleur compromis entre ce qu’il veut faire, ce qu’il peut faire et ce dont le marché a besoin. La flexibilité des régles est une partie de l’équation, mais ce qui fait la différence, c’est la partie humaine de ce programme : donner à chacun les moyens d’être « entrepreneur » de son parcours professionnels, en lui donnant et l’accompagnement dont il a besoin pour cela. C’est en partie une question de moyen – il faut notamment se résoudre à augmenter le nombre d’heures d’interaction humaine fourni aux demandeurs d’emploi. Mais le numérique offre également de nouvelles options peu coûteuses – qu’il s’agisse de e-formation, d’information sur les débouchés professionnels ou de bilans individuels.
Au fond, si la « flexisécurité » se réduit désormais à la « flexibilité », c’est parce qu’il est plus facile de casser le code du travail (loin d’être parfait) que de construire un nouveau système. C’est aussi lié à un débat public focalisé sur l’annonce et la mesure résumée en un tweet, que sur l’impact à long terme de changements profonds et complexes. Enfin parce qu’une évolution de ce type est un travail d’architecte (construire un nouveau système et les compétences qui le rendront efficace) plus que de plombier (annoncer une loi qui répond à la peur du moment, la mondialisation il y a dix ans, internet aujourd’hui). Ce qui menace notre modèle social dépasse donc largement le numérique et la mémoire infinie de l’internet. Ce qui est en cause, c’est au contraire la mémoire courte de l’opinion publique – donc la nôtre – et notre incapacité collective à passer du débat sur le constat à une vision de long terme et des actions qui traitent vraiment le problème.
[1] Voir « Mondialisation, une perspective européennes », J Sutton.
[2] « Pour une sécurisation des parcours professionnels », Plon, 2005.
[3] « Changer de paradigme pour supprimer le chômage », 2005.
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