Certains estimeront que la crise nous impose de nous focaliser sur l’urgence plutôt que sur notre destin futur. C’est oublier que notre capacité à rembourser la dette accumulée en réponse à cette urgence tout en gardant un niveau de vie et d’état de santé élevés dépendra de notre capacité demain à atteindre une croissante plus forte. Cette croissance, dont les graines doivent être plantées dès aujourd’hui, devra en outre reposer sur une définition différente de la croissance actuelle, afin de mieux intégrer le coût des externalités environnementales. Si nous voulons cela, nous ne pourrons pas rester au niveau de croissance des dernières décennies. Nous devrons au contraire « viser la lune » en matière économique. Mais nous manquons encore souvent d’ambition. C’est le cas par exemple, en matière de technologies bas carbone. Dans ce domaine, la principale filière dans laquelle notre pays fait partie des leaders mondiaux est le nucléaire, sans lequel il est très difficile d’imaginer un monde sans carbone. Pour « viser la lune », cette filière doit relever des défis sérieux dans le domaine industriel. Mais elle doit également disposer de perspectives qui lui donnent les volumes nécessaires à cela. C’est d’ailleurs ce que font les Chinois ou les Russes.
On pourrait penser que les taux d’intérêt historiquement bas nous poussent à investir sur des paris technologiques ambitieux de long terme. L’Autriche a ainsi levé une dette à 100 ans qui est rémunérée à moins de 1%. Mais au lieu de pousser à investir dans de nouveaux actifs, cette baisse de taux s’est surtout traduite par une hausse du prix des actifs existants, immobiliers ou financiers. Si les géants technologiques asiatiques ou américains valent des milliers de milliards, rien de tel en Europe. Et on ne voit pas une vague massive d’investissement dans l’innovation de rupture. Ce n’est pas totalement étonnant, car nous avons perdu notre capacité à bâtir des programmes lunaires. Même si la dette à 100 ans coûte peu pour ceux qui peuvent en émettre, les acteurs qui financent l’innovation de rupture, en premier lieu des fonds de capital-risque, continuent à attendre une durée de retour sur investissement de quelques années. Suffisant pour financier la banque en ligne de demain, mais loin de l’horizon visé par Kennedy et nécessaire aux réelles innovations de rupture.
A cet égard, la nomination de François Bayrou au plan est un signe intéressant. Ayant été invité à débattre avec lui des enjeux de long terme il y a plusieurs années, je peux témoigner de son intérêt pour ces sujets. Mais la place qui sera effectivement donnée aux enjeux de long terme dépendra de deux questions. D’abord, celle de la marge de manœuvre dont disposera le Haut-Commissaire pour explorer les ambitions imaginables pour la France de 2040 et dépasser la production de rapports pour concrétiser ces ambitions. La deuxième question portera sur la méthode et les compétences qui participeront à cet exercice, qui ne pourra pas être une commission du plan « à l’ancienne ». Pour être efficace, ce travail devra être trop entrepreneurial pour être laissé aux seuls habitués des commissions publiques, qu’ils soient experts ou fonctionnaires. A l’inverse, l’efficacité de sa mise en œuvre dépendra de sa capacité intégrer les nécessités du bouclage économique et financier, et suffisamment d’expérience de la mise en œuvre de grands programmes. Il est pourtant nécessaire de donner toutes ses chances à ce projet, « parce que, c’est difficile, et parce que cet objectif servira à organiser et à offrir le meilleur de notre énergie et de notre savoir-faire. »
Vincent Champain est cadre dirigeant et co-président de l’Observatoire du Long Terme, think tank dédié aux enjeux de long terme.