L’économiste russe Kondratieff remarqua dans les années vingt que l’économie progresse davantage par phases successives d’accélération et de ralentissement, plutôt que par une croissance régulière.
Selon lui, l’histoire économique est marquée par des cycles économiques que l’on peut diviser en deux phases.
La première phase est une phase d’investissement. Cette phase commence dans la vertu, et accompagne le développement d’innovations importantes (la machine à vapeur, le chemin de fer, l’automobile…), mais bascule progressivement vers un mode plus excessif dans lequel les investissements deviennent progressivement « irrationels » (c’est à dire supérieurs à ce qu’il faudrait, et donc moins rentables que prévu), les prix s’élèvent (car les industriels répercutent sur les clients leurs investissements et leurs attentes – pas nécessairement réalistes – de retour sur investissement). La finance oriente les ressources non plus vers les projets qui vont se révéler les plus porteurs, mais vers les « plus optimistes » – ie ceux capables de promettre un rendement fort, mais impossible à soutenir.
La fin de la première phase est donc marquée par une euphorie (nuancée par les doutes de quelques économistes, largement ignorés) qui prépare des « lendemains qui déchantent ». Au « point de retournement », qui marque la fin de la première phase, les prix sont élevés. Les attentes des entreprises (des profits élevés fondés sur une poursuite infinie de la croissance de la consommation) comme celles des consommateurs (des hausses de salaires fondées sur la poursuite infinie de la hausse des profits des entreprises) sont déçues. Les conflits de répartition se développent (pouvoir d’achat, conflits de territoire, guerres liées au contrôle des matières premières, lutte pour la protection de rentes ou de privilèges…). On constate une incapacité de la société à affronter ses propres contradictions, et une tendance à la recherche de boucs émissaires à des problèmes dont les causes profondes sont pourtant internes : les mêmes raisons qui font la vertu et la cohésion d’une société (cohésion qui lui permet de réunir les ressources nécessaires au développement des grands projets industriels de début de phase) conduisent également aux mouvements moutonniers qui annoncent les excès de fin de phase…
La seconde phase du cycle est une phase d’ajustement, qui s’accompagne d’une baisse des prix et des taux d’intérêts. C’est une phase décrite par Schumpeter « de destruction créatrice », dans laquelle les secteurs surdéveloppés pendant la fin de la phase d’euphorie font place progressivement à des secteurs plus porteurs qui préparent les innovations à venir. Cette phase prépare une nouvelle vague
d’innovations, qui ouvre la voie du cycle suivant.
Sans donner trop d’importance à la précision des dates indiquées ci-dessous, on peut distinguer les cycles suivants, chacun étant lié à des innovations majeures.
Bien sur, la fin d’un cycle n’est jamais datée de façon précise – ainsi les premiers travaux qui ont ouvert la voie au développement du numérique datent de bien avant 1990. De la même façon, la fin d’un cycle coïncide généralement avec le début du suivant sans que personne ne puisse dire précisément où l’un finit et l’autre commence. Malgré ces nécessaires imprécisions, la théorie de Kondratieff permet de donner un éclairage historique à certains phénomènes :
– les conflits de répartition (pouvoir d’achat, protection des rentes,…) ne peuvent trouver de réelle solution que dans le démarrage d’une nouveau cycle, c’est à dire dans l’innovation et la croissance
– le rôle de l’industrie financière est ambivalent, puisqu’elle fournit à la fois les moyens de financement des innovations de première phase, et les mécanismes complexes qui facilitent les excès et qui préparent la fin de cette phase. La crise des subprimes illustre parfaitement ce second rôle, le premier correspondant davantage au rôle du capital risque ou du Nasdaq dans le développement des géants du logiciel et de l’internet américain.
– les politiques de la concurrence, les règles du commerce mondial et le système de protection sociale jouent également un rôle important, notamment dans le cycle actuel. En effet, en phase de « destruction créatrice », les entreprises vont chercher à atteindre une rentabilité qui ne sera plus à la portée de certaines d’entre elles. Pour celà, elles vont rechercher des marges de manoeuvre sur leurs principaux facteurs de production – dont le facteur travail (réduction des hausses de salaire, efforts de productivité,…). Elles le feront d’autant plus qu’elles sont concurrencées par des pays pratiquant des normes sociales nettement moins exigeants (et donc dans lesquels les entreprises trouvent plus facilement la solution à leur difficultés aux détriments des salariés). Par ailleurs la « destruction créatrice » sera d’autant plus difficile et douloureuse que le modèle social protège les statuts plutôt que les personnes (sur cette question essentielle, lire l’article lumineux de John Sutton).
Notons enfin qu’un bon indicateur de cycle à surveiller est le secteur d’embauche des jeunes diplômés. Les fonctions les plus valorisées marquent en effet les priorités d’une époque…
PS : Sur le même sujet, une perspective historique intéressante de Carmen Reinhart.