Publié dans l’Opinion, le 10 juin 2015.
Warren Buffett décrit la crise économique comme la fin d’un cycle de trois phases. Une phase d’Innovation, où chercheurs et ingénieurs imaginent de nouvelles technologies. Puis une phase d’Imitation : le règne des commerciaux et des développeurs, qui diffusent les technologies imaginées par les précédents et en font des succès commerciaux. Enfin le temps des Idioties, dominé par l’alliance entre des gourous autoproclamés et des spécialistes des montages financiers qui s’allient pour faire croire au monde que les arbres plantés par les innovateurs et développés par les imitateurs iront jusqu’au ciel.
Le numérique superpose plusieurs de ces phases : dans l’internet des services, on voit se développer des entreprises comme Über, alors que l’internet industriel en est encore dans la phase où les ingénieurs conçoivent les plateformes logicielles qui feront la productivité de demain. Le numérique agit comme un tsunami dans les services de mise en relation, dont il réduit les coûts à zéro ou presque, et qu’il ouvre à la concurrence d’acteurs partis de rien. Il agit davantage comme un catalyseur de productivité dans les domaines industriels : leur structure de coût reste marquée par le coût du capital, des matières premières ou du savoir-faire, mais le numérique y apporte de gains productivité : tarder à la saisir, c’est perdre ses marchés aux bénéfices de ses concurrents.
Si chacun perçoit les bénéfices du numérique en tant que client, l’effet sur l’emploi inquiète : va-t-on créer assez d’emploi pour compenser de tels gains de productivité ? Notons d’abord que les statistiques de l’ensemble de l’économie ne montrent pas d’accélération des gains de productivité. Selon l’OCDE, sur les 10 dernières années, ces gains ont été de 1,9% par an de 2003 à 2008, et de 1,7 % de 2009 à 2014. Il y a des causes multiples à celà (évoquées par Paul Krugman dans le NY Times), mais, au total, la réalité est qu’on ne constate pas d’accélération du ratio production / emploi. Autrement, si des emplois ont été détruits c’est plus parce que nous n’avons pas eu assez de croissance qu’à cause d’une accélération de la productivité. Internet bouleverse certains secteurs, mais il a un effet amorti sur l’ensemble de l’économie.
Par ailleurs, si la diffusion du numérique peut menacer certains emplois, elle réduit également les prix, ce qui augmente la consommation : l’effet total sur l’emploi n’est pas forcément négatif. Uber revendique ainsi 80.000 chauffeurs en France, certes pas tous à temps plein, alors qu’il y a 55.000 taxis. Ce nombre est loin d’être négligeable – il est par exemple supérieur aux 50.000 contrats d’avenir prévus en 2014. On peut multiplier les exemples – a l’instar de l’automobile dont le prix et le contenu en emploi diminue peu malgré les progrès technologique (air bag, siéges réglables, vitres électriques,…).
Enfin, toutes les vagues technologiques ont montré que le nombre total d’emplois n’est limité que par notre capacité à répondre à de nouveaux besoins. On sait ainsi depuis les travaux de Thomas Piketty qu’il manque en France au moins un million d’emplois de service pour des raisons allant du niveau des charges aux réglementations sectorielles. Et au-delà de ces emplois manquants, il n’y a pas de limite a priori sur les services ou produits qui pourraient améliorer la vie de chacun – à part les limites de notre imagination, ou celles que nous créons par des réglementations inadaptées ou malthusiennes.
Le développement du numérique peut donc aller de pair avec la croissance de l’emploi, mais il y a au moins trois conditions pour cela. La première est d’être compétitif : plus nous seront prompts à saisir les opportunités du numérique, plus nous gagnerons en parts de marché et plus nous créerons d’emplois. Cela suppose notamment de poser le bon diagnostic pour éviter les mauvais combats et mener les bons. Le diable est dans les détails : par exemple, les enjeux des services B2B diffèrent de ceux de l’industrie comme mentionné plus haut. Par ailleurs, notre « data competitiveness » (c’est à dire la capacité de la France à être le bon endroit pour implanter des projets numériques mondiaux) est mal connue. La deuxième condition tient à la pertinence de la stratégie industrielle : agir en agronome (offrir en France aux entreprises nationales et étrangères un « terreau économique » fertile) plutôt qu’en jardinier (vouloir s’occuper de tout et faire les paris industriels à la place des entreprises), et veiller à la fois au développement des emplois qualifiés et des emplois peu qualifiés, de façon à ce que tout le monde sorte gagnant du virage numérique. La troisième condition est liée aux talents : il faut développer le nombre d’entrepreneurs qui créent une nouvelle entreprise et d’intrapreneurs qui mènent à bien des projets au sein d’entreprises existantes.
Au final, ce n’est pas le numérique qui réduit le nombre d’emplois, ce sont les politiques publiques déconnectées de la réalité.
Vincent Champain, Cadre dirigeant et Président de l’Observatoire du Long Terme (https://longterme.org)
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