On pense généralement que la transformation numérique bouleverse avant tous les emplois de production, mais le contenu du travail des cadres supérieurs n’est pas moins concerné !
Dans « The Nature of the Managerial Work », Henri Mintzberg avait il y a quarante ans étudié le contenu du travail des cadres dirigeants en analysant leurs agendas. Il avait alors identifié trois types de rôles. Le premier, lié à la concentration de l’information (analyser l’information remontant du terrain ou descendant vers les équipes, la diffuser en interne ou porter à l’extérieur les messages de l’entreprise) a été bouleversé par internet. L’e-mail et les réseaux sociaux ont réduit l’intérêt d’un point central et ont largement réduit la position centrale du dirigeant comme « courtier d’information ». En entreprise comme en politique, les informations et les réactions offertes sur internet relativisent de plus en plus les discours officiels.
Le second rôle était lié aux relations inter personnelles – incarner un pouvoir hiérarchique, définir une vision et être agent de liaison avec les parties prenantes. Ce rôle repose désormais sur plusieurs têtes – responsables des affaires publiques, des relations sociales ou du développement durable – et tout salarié peut être amené à représenter l’entreprise sur les réseaux sociaux. Et si l’on a plus que jamais besoin d’une vision de long terme, l’idée qu’elle soit issue d’un pouvoir hiérarchique s’est effacée au profit d’un leadership qui catalyse les idées et les forces d’une équipe. Ce renversement est particulièrement net dans le secteur du logiciel avec le développement de méthodes agiles très décentralisées*.
Le troisième rôle était lié à la mise en œuvre. Mais le dirigeant de droit divin auquel sa seule position assurait le respect cède souvent le pas au dirigeant « vulcanien » – du nom du Dieu renvoyé parmi les mortels – jugé sans complaisance sur la valeur ajoutée de ses réalisations. Mintzberg avait identifié un rôle d’arbitre, qui décide de la répartition des ressources. Il existe toujours mais il prend souvent la forme d’un architecte que celle d’un juge arbitre : il s’agit de définir les règles, la gouvernance ou les incitations qui permettent à chacun de faire autant que possible siens les critères de rentabilité au niveau de l’entreprise (financiers, environnementaux, sociétaux). Car l’équation est devenue trop complexe pour qu’un arbitre centralisé puisse en assurer seul la cohérence.
Certaines de ces évolutions sont anciennes : dès les années 1990, Peter Drucker théorisait « l’entreprise libérée » à la hiérarchie simplifiée. Mais les technologies de l’information ont largement accéléré ces tendances, qui se traduisent par des symptômes connus de tous: réduction du nombre de niveaux d’encadrement, augmentation de l’exigence des postes avec une définition moins centrée sur un périmètre et plus sur une valeur ajoutée (connaissance technique, capacité à structurer des changements complexes,…) et nécessité réinventer régulièrement son rôle.
Ce mouvement de décentralisation est plus marqué dans les entreprises de technologie (où le numérique est omniprésent) ou en concurrence forte (laissant moins de place aux organisations peu performantes) – les deux n’étant pas forcément synonymes. Et il n’est pas fini : très peu d’entreprises sont encore réellement « multinationales », c’est-à-dire donnant un poids égal aux talents et aux besoins de tous les marchés sur lesquels elles sont implantées. Le partage des connaissances, y compris dans les activités de recherche, reste largement basé sur des échanges d’e-mails ou des « gens qui connaissent des gens » (qui donnent une prime au chef plus qu’un système décentralisé) et peu d’entreprises sont dotées de réels outils de « knowledge management ».
Comme pour le reste de la transformation numérique, ces changements sont globalement porteurs d’opportunités – au rôle plus modeste donné à l’encadrement supérieur correspond plus d’initiative et de responsabilités dans l’ensemble de l’organisation et plus d’efficacité. Aux cadres qui s’interrogent sur ces opportunités, les conseils seront les mêmes que ceux prodigués aux autres salariés : ne pas s’enfermer dans le déni et se former pour comprendre et accompagner les effets des évolutions technologiques, identifier les manques de la carte des compétences de l’entreprise à remplir en interne ou via des partenariats. Bref être l’acteur de la réinvention de leur rôle plutôt que le spectateur de processus, de revues ou d’organisations qui cessent d’être efficaces.
Vincent Champain / Président de l’Observatoire du long terme
Noelle Lenoir / avocate et ancienne ministre des Affaires européennes