Publié le 2 septembre dans Les Echos.
Né il y a 40 ans, le concept de pays émergent désignait des pays pauvres qui bénéficiaient d’un cercle vertueux : une croissance élevée basée sur l’exportation de produits bon marché, permettant de financer les infrastructures ou les services publics, et une classe moyenne bénéficiant du progrès et prête à le soutenir politiquement. De leur côté, les pays développés étaient supposés connaitre une croissance plus faible mais suffisante pour conserver les premières places de l’économie mondiale. Depuis, notre croissance potentielle a ralenti – 1,3% contre 3% il y a 20 ans. A l’inverse, la Chine cesse d’être un pays émergent : son revenu par tête dépasse le tiers du notre, contre un dixième il y a vingt ans. Le commerce a évolué : jadis, nous échangions des produits intensifs en main d’œuvre contre des produits technologiques que les pays émergents ne savaient pas produire. Les émergents occupent désormais des premières places mondiales en recherche, technologie ou numérique. Demain, les tensions sur les ressources non renouvelables (pétrole, budget carbone, métaux rares…) auront un effet mécanique : plus la croissance des émergents accélèrera, plus la notre sera freinée par les hausses de prix industriels. S’y ajoutera l’impact des politiques climatiques et de la hausse implicite ou explicite du prix du carbone, avec des effets sur le pouvoir d’achat d’autant plus forts qu’ils seront mal compensés.
Dans ce contexte certains pays développés sont menacés de devenir des pays « immergents » où le cercle vertueux des pays émergents (croissance – progrès – confiance) s’inverserait : une croissance anémique, rendant de plus en plus difficile le financement des services publics et des infrastructures, réduisant le pouvoir d’achat d’un nombre croissant de ménages et conduisant à une population fracturée et traversée le doute sur toute forme de progrès – économique, médical, scientifique.
Cette menace est-elle réaliste ? D’abord, si la croissance potentielle de la France s’est réduite, c’est aussi le cas de la croissance démographique : la croissance par tête potentielle actuelle est celle que la France a connue de 1870 à 1910 avec +60% de revenu par tête sur 40 ans. Ensuite, les prévisions de croissance potentielle sont incertaines et certaines des clefs pour l’améliorer sont à notre portée : politiques climatiques efficaces optimisant le coût par tonne de CO2 évité, niveau et ciblage de l’effort de recherche, efficacité des services publics supports, niveau de concurrence, intégration dans la chaine de production mondiale pour développer des avantages compétitifs là où cela est possible et nouer des partenariats ailleurs…
Un gain de plus de 60 % du pouvoir d’achat à 40 ans est suffisant pour éviter le « cercle vicieux du pays immergent », tout en finançant notre part du coût de la transition climatique (estimé à environ 10% du PIB au niveau mondial). Pour cela nous devons cibler le produit intérieur net (net notamment de l’utilisation de ressources non renouvelables ou à effets de serre) plutôt que le produit intérieur brut. Pour éviter la création des zones de régression économique, l’action publique devra être plus ciblée en fonction du revenu et des dépenses contraintes par catégorie et par géographie : le logement, les transports, l’emploi, la précarité ou l’accès aux produits essentiels appellent à des solutions différentes à Paris, Sarcelles, Guéret ou en Outre-Mer. La dépense publique devra être recentrée : investir pour sa productivité, maitriser son coût global en gardant des moyens pour les services du quotidien (santé, éducation, justice et sécurité) ou d’avenir (recherche) ou ajuster les mécanismes d’indexation basés construits pour une croissance désormais irréaliste. Les politiques de concurrence ou de grands projets offrent également des opportunités favorables au pouvoir d’achat : autoriser un nouvel opérateur mobile a fait gagner chaque année plusieurs milliards aux ménages et le programme nucléaire civil en 1974 bien plus encore.
Au total, les perspectives économiques posent un défi simple en apparence : imaginer une société où chacun trouve sa place avec 60% de richesse supplémentaire d’ici 40 ans. Nous ne deviendrons un pays immergent que si nous échouons à répondre à ce défi.
Vincent Champain est cadre dirigeant et président de l’Observatoire du Long terme, think tank dédié aux enjeux de long terme.