Publié dans l’Usine Nouvelle
A partir d’un certain niveau de complexité de leurs produits ou de leurs processus, les entreprises industrielles sont confrontées à un enjeu fondamental : assurer que les conceptions et les méthodes de fabrication des ingénieurs puissent être transformées dans les usines en objets physiques, de la façon la plus efficace et avec la meilleure qualité possible. Il s’agit notamment d’assurer que les conceptions soient fabricables avec les technologies disponibles (par exemple, certaines formes sont impossibles à fabriquer par forgeage mais le sont en impression 3D) ou que les méthodes de fabrication ne génèrent pas de surcoûts disproportionnés (par exemple, une pièce anodine sur le papier, mais qui doit nécessite des opérations devant être effectuées dans une posture complexe, nécessitant des pauses régulières ou des tenues sophistiquées).
Les entreprises qui peinent à résoudre ce problème seront victimes de la « malédiction du fabricant » : des problèmes à répétition qui apparaîtront dans les usines, mais dont les causes profondes se situent au niveau de la conception ou qui résultent de difficultés de communication entre conception et production. Vu de loin, la faute réside au niveau de la production puisque c’est là que les problèmes apparaissent. En réalité, ces problèmes traduisent le fait que les méthodes et les contraintes imposées à la production sont mutuellement contradictoires. Etre responsable de la fabrication dans ces conditions est un jeu où l’on est forcé de perdre : c’est la malédiction du fabricant.
Dans le modèle Tayloriste, ce problème est résolu en confiant aux opérateurs des tâches les plus simples possibles, notamment en standardisant les composants et en fournissant aux opérateurs des instructions prédéfinies, qu’ils doivent suivre à la lettre. La solution réside dans la capacité des ingénieurs qui font le design des produits ou les méthodes de fabrication à les rendre applicables par des opérateurs qui n’ont pas à réfléchir, et à planifier l’exécution d’une façon optimale. Ce modèle est adapté à des situations où le produit peut se décomposer en tâches assez simples pour que les ouvriers puissent les réaliser de façon mécanique.
Le modèle Toyotiste repose sur le principe inverse : donner plus d’autonomie aux équipes de production pour trouver les améliorations de processus qui permettent aux équipes de production d’être le plus efficace possible. Ces dernières sont dans une tension permanente pour faire évoluer l’organisation. Ce modèle suppose un modèle social protecteur, dans lequel les ouvriers n’ont pas de doute sur la pérennité de leur emploi (faute de quoi ils ne joueront pas totalement le jeu). Il suppose aussi une circulation fluide de l’information entre les équipes de production et les équipes de conception (pour corriger les défauts de conception le plus en amont possible).
Mettre en place ce modèle va au-delà du déploiement d’outils ou de l’utilisation de mots en japonais : il suppose des changements profonds de culture. Ne pas les réaliser, c’est se condamner à la malédiction du fabricant, et le digital ne pourra pas seul changer cette situation. Aucun système informatique ne peut rendre cohérentes entre elles des conceptions ou des contraintes de production mutuellement incompatibles. Et des progiciels qui enfermeraient l’activité des ouvriers de production dans des workflows rigides pourra apporter plus de problèmes que de solutions à une culture d’entreprise qui ne laisse aucune place au point de vue des ouvriers sur les difficultés qu’ils rencontrent dans l’exécution des tâches qui leurs sont confiées.