Réapprendre à marcher, ou comment ralentir le temps

Par Frédéric Benqué, investisseur

1. Le temps s’accélère
Dans les années 1970, pour ne prendre que quelques exemples, il n’était pas rare que le mandat du président à la tête d’une entreprise dure dix années, l’analyse quantifiée du comportement d’un panel de consommateurs prenait au mieux un trimestre. Le président de la République était élu pour sept ans.
Le temps s’est accéléré à toutes les échelles, un CEO ne « tient » souvent qu’une douzaine de trimestres, la cote de popularité des décideurs politique ne tient guère plus longtemps, les analyses de données se font de manière instantanée sans nécessiter d’intervention humaine et la multiplication systématique des sondages aura rendue floue jusqu’à la notion d’exercice du pouvoir.
De manière plus générale, le métronome social ne bat plus à la génération – c’était déjà le cas lors des trente glorieuses – il ne bat plus à la décade – c’était déjà le cas au moment de la crise pétrolière avec la ringardisation grandeur nature de la planification économique – il est rythmé au mieux à l’année mais pour la plupart d’entre nous, c’est le trimestre de la performance qui domine. La « tyrannie du présent » n’est pas chose nouvelle, mais depuis quelques années, nous lui avons donné les clés de la ville.
D’une certaine manière, le futur a disparu de nos boussoles pour n’apparaître plus qu’occasionnellement en oracle effrayant de nos peurs millénaristes, au choix :
  • La dissolution sociale : le fils se retournera contre le père – nos retraites et nos soins ne seront payés par personne ; 
  • La violence anomique : les barbares sont à nos portes et nous envahiront – ils habitent nos banlieues,  prient d’autres dieux, mendient dans nos rues ; 
  •  Les calamités apocalyptiques : nous serons les témoins de la fin du monde – notre climat s’achemine vers la mort thermique.

2. A quoi sert le long terme dans une société dominée par l’immédiat ?
Les hommes du XXème siècle savent ce que les utopies ont pu avoir de sinistre, mais le refus généralisé de choisir un cap pour guider nos pas a fini par caractériser notre époque. Il est temps de s’interroger à nouveau : « a quoi sert le long terme dans une société dominée par l’immédiat ? »
Sans doute n’est-ce pas suffisant, mais une étude récente (Dr Gino and Dr Mogilner, Time, Money, and Morality – forthcoming in Psychological Science) montre que des individus exposés à un champ lexical centré sur les notions de temps et de durée se montrent ensuite bien plus disposés à collaborer que dans le cas où ils se verraient exposés à un vocabulaire évoquant l’argent ou la richesse. Pour le dire autrement, le fait d’intégrer une dimension temporelle augmente le caractère vertueux des individus : le temps est plus fertile que l’argent.
Mais sortons de la sphère morale, pour justement prendre en compte les aspects financiers. L’utilisation du futur en finance date d’avant le commencement de l’histoire écrite (cf Debt: The First 5,000 Years, David Graeber , 2011) et trouve sa manifestation la plus simple sous la forme du crédit. Le crédit consiste à utiliser nos capacités futures de création de richesse afin de réaliser immédiatement une consommation ou un investissement. Ces années, qui ne sont pas encore vécues, et sur lesquelles nous avons collectivement engagé notre nom, sont, à y réfléchir, un espace d’échange avec nos « frères vivants » qui vivront après nous.
Il est facile de l’ignorer, tant le pessimisme est devenu la norme, mais l’utilisation du crédit permet d’engager aujourd’hui les conditions de l’existence des générations à venir. Où en serions nous – existerions nous – si les hommes du début du siècle n’avaient pas décidé de construire nos chemins de fer et nos routes à crédit, ou de financer par l’impôt et la dette, le système de santé dans lequel nous sommes nés ?
3. Si c’est si simple, pourquoi la situation ne change-t-elle pas ? 
Pour autant, la situation semble complètement bloquée, la moindre proposition est perçue comme une agression. Au pire, elle jette dans la rue une part disproportionnée de la population française, au mieux, elle plonge dans une déprime passivo-agressive ceux qui s’estiment être les suivants sur la liste des perdants.
Nos hommes politiques ont énormément de responsabilités dans cet état de fait car ils n’ont rien n’articulé d’autre, durant le jeu politique des trente dernières années, que le vocabulaire de la régression, si bien caractérisé par Albert O. Hirschman dans son livre The Rhetoric of Reaction: Perversity, Futility, Jeopardy . Rappelons en les grandes lignes et appliquons en la grille à notre cas ; « l’utilisation de perspectives de long terme est »:
  • Futile : « à long terme, nous sommes tous morts », il est inutile de prendre en compte les effets lointains ;
  •  Perverse : le pouvoir en place vend du rêve à seule fin de priver les citoyens de leurs avantages acquis or « un tien vaut mieux que deux tu l’auras » ; 
  • Imprudente : on hypothèque l’avenir en y faisant référence, utiliser le long terme c’est surtout dégrader les conditions de vie de nos enfants. « Il faut introduire le principe de précaution dans la Constitution ».

Nous ne reviendrons pas sur ce que de tels raisonnements – qui couvrent l’ensemble du spectre de la réaction, à gauche comme à droite – peuvent avoir d’incongru. N’oublions pas que l’espèce humaine a bénéficié au cours de son histoire de cette audace si particulière qui consiste à espérer activement, les pieds dans la boue.
Peut-être est-ce la raison principale pour laquelle rien ne semble susceptible de changer en France, le futur n’est pas vu comme un espace de liberté ; sans degrés de liberté, la société devient une prison où les gardiens du statu quo sont aussi asservis que les démunis du jour.
4. Comment avancer ?
La mise en mouvement et l’utilisation du long terme comme un outil concret de changement mériterait sans doute un plus long développement. Disons pour ouvrir le sujet qu’il s’agirait d’adopter le programme suivant:
  • Systématiser la scénarisation de l’avenir : personne ne peut prévoir de manière précise mais nous pouvons imaginer des scénarios sans tabous et souvent cet effort d’imagination permet en retour d’établir des manières d’agir nouvelles ; 
  • Remettre en cause systématiquement les principes qui empêchent l’expérimentation et la collecte de données : je paraphrase à peine, mais si vous pensez que la connaissance des faits est inutile et coûteuse, essayez l’ignorance. Or nous n’accéderons pas à une connaissance de qualité sans prendre le risque social de l’expérience ; 
  • Accepter l’incertitude à long terme comme la norme : c’est le pendant du premier point, il est illusoire de vouloir adopter un seul schéma directeur, « shit happens » et nos institutions doivent apprendre à vivre avec une incertitude de long terme, notamment en indexant nos mécanismes sociaux sur les évolutions de contexte afin de les rendre robustes.

Arrivé à ce point du raisonnement, l’avocat paresseux conduira sans encombre son procès en utopie. Il aura sans doute un peu raison mais notre défense demeure limpide : l’utopie se trouve à l’horizon ; on s’approche d’elle, elle s’éloigne d’autant de pas. Sa fonction première n’est pas d’être atteinte, mais d’apprendre à marcher. Il est temps en France de réapprendre à marcher. 
À propos

Dédié à l'analyse des questions économiques, sociales et environnementales de long terme, L'Observatoire du Long Terme se fixe pour objectif de donner davantage de visibilité à ces enjeux dans le débat public. Dans ce contexte, il donne la parole à des contributeurs variés, avec pour seul critère le caractère étayé des arguments présentés.

L'Observatoire est indépendant, ne reçoit aucune aide financière et repose sur le volontariat de ses contributeurs, de son bureau, présidé par Vincent Champain et Bruno Fuchs.

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