Stagnation séculaire : de mauvaises réponses à une mauvaise question

Publié le 18 décembre dans La Tribune édition quotidienne.
Le débat sur la croissance fait rage entre les tenants de
la « stagnation séculaire » et les partisans du retour aux 30
glorieuses. Les premiers observent que la croissance moyenne a baissé chaque
décennie, passant de plus de 5% dans les années 60 à moins de 1% actuellement
et postulent que la courbe ne s’inversera pas avant des décennies. Les seconds
prédisent le retour de la croissance forte basée sur l’innovation et le progrès
technologiques. Les travaux de l’Observatoire du Long Terme sur la croissance
apportent cinq éléments de réflexion à ce débat :

Premièrement, il
n’y a pas de réponse scientifique évidente.
En effet on trouve dans chaque camp
des économistes reconnus –  Robert Gordon
pour le premier, Andrew McAfee pour le second. Du côté des pessimistes on liste
tous les freins possibles à la croissance à court terme : le  système bancaire européen est encore en cours
d’assainissement, comme l’ont montré les récents stress tests. Le secteur
public doit encore purger ses déficits et sa dette. A moyen terme, malgré la
baisse récente des prix du pétrole, le modèle de croissance actuel va toucher des
limites liées  au prix de l’énergie, aux enjeux du développement durable
ou au nécessaire rééquilibrage de la richesse entre pays émergents et pays
développés. 
Ces arguments ne peuvent être balayés d’une main : au mieux
ils entraîneront une évolution de notre modèle économique, au pire ils pèseront
sur la croissance durablement. Notons cependant que l’effet sur l’emploi est
moins évident : à moyen terme, un pays moins riche parce qu’il paye plus
cher son pétrole ne veut pas forcément dire un pays avec plus de chômage.  

Les optimistes cependant avancent qu’un simple
« effet de rattrapage » pourrait soutenir la croissance à court
terme : la France qui affiche 11 % de chômage et dont 20 % de la main
d’œuvre est sous-employée pourrait connaître un à deux points de croissance de
plus pendant dix ans rien qu’en utilisant mieux ses ressources. A long terme,
Andrew McAfee voit surtout l’innovation comme le levier principal de
croissance. Selon lui, nous ne sommes qu’au début des révolutions
technologiques qui abaissent une à une les barrières d’accès : à la
connaissance grâce à internet ; au capital avec le développement du capital
risque et du crowdfunding ; à la conception via les technologies de
prototypage (imprimantes 3D, plateformes de développement Arduino), à la
production et à la commercialisation grâce aux plateformes d’échange et de vente
en ligne. 

Aujourd’hui un étudiant peut concevoir une montre connectée, la faire
financer, puis produire en masse en Chine et la vendre dans le monde entier
quelques trimestres seulement après l’avoir présentée sur une plateforme comme
Kickstarter. En France, l’initiative économique, et notamment l’accès au
capital, était autrefois réservée à « 100 familles » ; dans les
années 80 la dérégulation des marchés financiers l’a élargi à 10.000 personnes.
La révolution internet dans ses multiples dimensions (financement, production,
commercialisation…) l’ouvrira d’un facteur 100 supplémentaire.

Deuxièmement si le
monde a des limites, l’imagination n’en a pas.
A long terme, l’idée que la croissance
est limitée dans un monde fini est fausse. Sur longue période, le principal
facteur de croissance est la créativité pas la quantité de travail ou l’exploitation
des ressources naturelles. Or la créativité un facteur de production cumulatif :
elle se développe d’autant plus vite que le stock existant est large,
contrairement aux deux autres (les ressources employées dans un pays ne le sont
pas ailleurs). Le monde est très loin d’avoir intégré toutes les possibilités
des technologies de l’information – c’est vrai en France pour de nombreuses
technologies (objets connectés, big data…) et c’est encore plus vrai dans les
pays en développement qui ont encore beaucoup de marges de progrès en matière
d’accès à l’eau, la santé sans parler du niveau de confort européen. Et le défi
climatique auquel fait face l’humanité ne fera qu’accélérer l’innovation :
il s’agit de vivre aussi bien avec moins d’émissions de carbone. 

Or  faire
mieux avec moins  est la définition même
de l’innovation. Et les exemples abondent qui démontrent que les contraintes de
développement durable stimulent l’inventivité. En théorie, le passage de
l’industrie de Zola et Dickens – où les enfants  travaillaient, , les salariés mouraient dans les
mines et les congés payés n’existaient pas – aux conditions de travail modernes
auraient dû conduire à la décroissance et l’appauvrissement. Au contraire,
cette évolution s’est accompagnée d’une hausse de la production et de la
richesse des salariés ! Plus récemment, en choisissant d’aller plus loin
que les Etats-Unis dans la lutte contre les émissions de carbone, la Californie
a enfanté une filière « clean-techs » de classe mondiale et des
champions comme Tesla dans les voitures électriques ou leur équivalent dans les
deux-roues électriques.

Troisièmement il
existe des raisons pour lesquelles le retour de la  croissance n’apparaît pas d’abord sur le
radar des macro-économistes.
Les modèles macroéconomiques sont bons pour extrapoler un
schéma de croissance, c’est-à-dire estimer le niveau qui résultera d’un peu
plus d’investissement, d’une hausse de la démographie, de tel niveau des taux
ou d’une variation de la croissance mondiale. Ils sont en revanche incapables
d’anticiper l’évolution de la créativité, ou les inflexions de croissance liés
à des révolutions technologiques. On a vu les ordinateurs dans les entreprises
bien avant d’en mesurer l’apport dans les statistiques de croissance.

Les prévisions de croissance sont elles-mêmes d’une
précision relative : comme l’indique le schéma ci-dessous, l’erreur
moyenne est de l’ordre d’un point de plus ou de moins. Or les débats sur le
ralentissement séculaire de la croissance parlent d’un ralentissement d’un
rythme de 2,5% à 2% – soit moins que l’épaisseur du trait. Enfin, malgré leur
nom prometteur, les estimations de « potentiel de croissance » reflètent
plus les niveaux de croissance passés qu’elles n’aident à prévoir les hausses
(ou baisses) des années qui suivent.

Erreur moyenne (MAE) en points de
croissance entre prévisions à un an et réalisations
 (Europe, Bleu : Prévisions de la
Commission Européenne, Rouge ; Prévisions de l’OCDE)
Source : The accuracy of the EU Commission’s
forecasts re-examined, Commission Européenne, décembre 2012
Les clefs de la croissance de demain (poids de la
croissance des émergents, prix des ressources énergétique, accès au capital,
capacité de l’économie à fonctionner avec moins d’énergie ou de carbone…) sont
de nature microéconomique. C’est-à-dire qu’elles supposent des innovations ou
des changements de comportements. De ce fait, elles sont invisibles sur le
« radar » des macro-économistes alors qu’elles apparaissent déjà sur
celui des industriels, des scientifiques ou des spécialistes de la technologie.
Pas étonnant dès lors que ces derniers soient plus optimistes que les premiers !
C’est même plus rassurant que l’inverse…

Quatrièmement,  hypothéquer le retour de la croissance est le
meilleur moyen de la freiner.
Notre modèle social est construit sur l’hypothèse d’une
croissance et d’une inflation fortes, qui nous ont permis d’avoir des
comptes publics structurellement déficitaires. Tant qu’elles étaient élevées, l’inflation
et la croissance ont en effet permis de ralentir la hausse de la dette en
pourcentage du PIB (ce dernier augmentant chaque année au rythme cumulé de la
croissance et de l’inflation). Cette situation a également permis d’avoir des
systèmes de retraites généreux, leur fonctionnement par répartition donnant aux
retraités les cotisations versées par les actifs, soit plus que la somme des
cotisations passées des retraités. Autrement dit nous avons distribué les
fruits de la croissance future en promettant implicitement aux actifs qu’ils
bénéficieraient eux aussi d’une situation équivalente.

Notre modèle a donc contribué à « hypothéquer »
la croissance future en la distribuant à l’avance, et en affectant de fait une part
importante de notre richesse aux dépenses publiques ou aux formes
d’investissements les moins susceptibles de préparer l’innovation et la
croissance de demain. Cette part était acceptable durant les trente glorieuses,
mais elle a mécaniquement pris une proportion de notre richesse excessive avec
la baisse de la croissance, créant un cercle vicieux : plus la croissance
est faible, moins la part de la richesse pouvant préparer la croissance de
demain est importante. Et plus la croissance reste atone…

Cinquièmement, la
croissance est un ingrédient essentiel, mais est-elle le seul objectif ?
Tout changement de modèle de croissance, qu’il concerne une
entreprise ou un pays, suppose en général d’adapter la « métrique »,
c’est-à-dire la façon dont on mesure la performance. Le talent des grands
dirigeants est précisément de changer de métrique quand lorsque celle qui fait
référence dessert l’intérêt des clients ou des actionnaires (pour une
entreprise) ou des citoyens (pour un pays). Ainsi, alors que la majorité des
entreprises visait croissance du chiffre d’affaire, le légendaire Jack Welch doit
son succès en grande partie à une idée simple : refocaliser l’entreprise
sur ce qui crée de la valeur économique, en s »’appuyant sur quelques
outils assez simples pour être largement diffusés (gestion des talents, gestion
du portefeuille d’activités, gestion « lean » de la production).

Actuellement pour beaucoup de décideurs publics, la métrique
principale est macro-économique : c’est le produit intérieur brut qui, comme
le disait Kennedy,  « mesure tout
sauf ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue ». Il ne mesure
ainsi pas l’apport des innovations qui améliorent notre vie :  passer moins de temps à chercher sa route
grâce au GPS, choisir rapidement un film et un restaurant grâce à son téléphone
mobile, diviser par deux la mortalité du cancer grâce à un diagnostic plus
précoce et un meilleur traitement. Une approche trop comptable négligera les
bénéfices ces innovations et sous-investira dans la technologie. Au final, elle
rendra moins heureux !

Le débat sur la stagnation séculaire masque donc un débat sur
le bien-être. Nos concitoyens sont davantage inquiets de savoir si leurs
enfants auront un emploi agréable et pourront être soignés que de savoir si leur
richesse par tête sera de 55.000 $ ou supérieure de 14 % à ce niveau. 14%,
c’est précisément la différence sur une génération entre une croissance à 1% et
une croissance à 2%.  Si le bien-être
compte plus que le PIB c’est pourtant sur le second que portent l’essentiel des
débats sur la prospérité à long terme. Faute d’en mesurer précisément la
dégradation, on sous-investit dans notre système d’éducation ou dans l’accompagnement
des demandeurs d’emploi. Et on accompagne et oriente toujours aussi mal les les
élèves et les étudiants puis les demandeurs d’emploi ainsi créés..
On pourrait espérer que les mesures prises pour améliorer
la croissance apportent la prospérité économique qui permettra ensuite
d’améliorer le bien-être. Mais les réponses apportées à la crise de croissance depuis
40 ans sont pour l’essentiel conjoncturelles – creusement du déficit et
mesures de relance monétaire. Elles peuvent éviter une récession à court terme,
mais elles ne nous rendront pas plus riches à long terme.

Ce qu’il faudrait c’est d’abord améliorer la valeur
ajoutée de nos services publics (éducation, emploi, formation) et activer massivement
les leviers microéconomiques de la croissance (innovation, entrepreneuriat et
intrapreneuriat, développement d’avantages compétitifs mondiaux soutenable à
long terme, régulation intelligente visant à maximiser les possibilités
d’innovation…). Et ainsi réorienter notre modèle social sur le bien-être plutôt
que sur la distribution mécanique des fruits d’une croissance d’un niveau
incertain.

Bref cesser d’être l’otage du niveau de croissance tout
en nous donnant les moyens qu’elle soit durablement la plus élevée possible.


Vincent Champain
(Président de l’Observatoire du Long Terme)  & Isabelle Mas (Vice-Présidente de CLAI)
À propos

Dédié à l'analyse des questions économiques, sociales et environnementales de long terme, L'Observatoire du Long Terme se fixe pour objectif de donner davantage de visibilité à ces enjeux dans le débat public. Dans ce contexte, il donne la parole à des contributeurs variés, avec pour seul critère le caractère étayé des arguments présentés.

L'Observatoire est indépendant, ne reçoit aucune aide financière et repose sur le volontariat de ses contributeurs, de son bureau, présidé par Vincent Champain et Bruno Fuchs.

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